#Essais

Garde tes larmes pour plus tard

Alix de Saint-André

Chargée d'interviewer Françoise Giroud pour le magazine Elle, Alix de Saint-André était bien décidée à lui rentrer dans le chou. Cette figure tutélaire du journalisme, fondatrice de L'Express, et ancienne secrétaire d'État, chargée de la Condition féminine, promue grande conscience nationale, lui courait sur les nerfs. Mais elle tombe sur une vieille dame en pleine dépression qui lui fait du thé et la bouleverse. Elle range son revolver. En ce mois de décembre 1987, quarante ans les séparent, elles n'ont pas deux idées en commun, mais elles aiment les mots, leur métier et les chats. Elles deviennent amies. Après la mort de Françoise, en janvier 2003, Alix envoie à sa fille, Caroline Eliacheff, psychanalyste et pédopsychiatre, une lettre de quatorze pages. Caroline lui répond par courrier électronique ; elles ne cesseront plus de s'écrire. Car, très vite, une première biographie vitriole Françoise, et Alix a envie de ressortir son flingue. Signant Sherlock, elle entraîne alors Caroline Watson dans une grande enquête à la recherche de sa mère. Ce livre captivant, joyeux et de belle amitié raconte les aventures de nos deux détectives, et résout quelques-uns des vrais mystères de Françoise Giroud.

Par Alix de Saint-André
Chez Editions Gallimard

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Genre

Critique littéraire

 

 

 

 

 

Il n’est point de secrets que le temps ne révèle.

 

Jean RACINE, Britannicus

 

 

 

 

 

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VERLAINE

 

Un Verlaine en Pléiade au dos tout creusé, et une paire de chaussures dorées avec un trou au bout pour laisser passer deux doigts de pied… Étrange. Je n’aurais jamais imaginé Françoise plongée dans la poésie (et à ce point d’usure d’une collection réputée si solide, il en avait fallu des lectures !), et ces sandales incongrues, façon Midi Riviera, presque vulgaires, beaucoup trop dorées, accessoires d’une féminité arrogante, mais qu’elle avait quand même emportées dans ce palace breton plein d’enfants où nous avions atterri alors qu’elle était malade et très âgée, un peu déboussolée.

Le Verlaine m’émut ; les sandales me surprirent, révélant un autre pan de sa vie privée, à une époque où je ne l’avais pas connue et où elle devait avoir de sacrés pics hormonaux. Avant qu’elle soit rangée des voitures, à tous les sens du terme, et n’adopte cette phrase de Coco Chanel, souvent répétée : « Un homme vieux quelle horreur, un homme jeune, quelle honte ! » La question semblait close, mais elle me demandait si je draguais le soir, comme si c’était la seule chose à faire, à mon âge, soulignant que l’amour donne bonne mine — idée absurde à laquelle elle était très attachée, mais dont ma pâleur naturelle, cendrée de tabac, ne pouvait guère fournir d’utile contre-exemple.

J’étais bien plus à l’aise pour lui parler de Chateaubriand, qu’elle avait aussi embarqué et dont elle était étrangement familière. Pourquoi « étrangement » d’ailleurs ? Comme si l’on adoptait le style des écrivains qu’on admire… Beaucoup prétendent relire des classiques en vacances ; Françoise le faisait pour de vrai. Par plaisir. Pour la secrète volupté que procure la littérature dans sa jouissance poétique originelle, où chaque lecture est meilleure que la précédente, comme une mélodie qu’on a toujours plus de joie à réécouter ; dans la mythologie grecque, les Muses, mères des arts, ne sont pas pour rien les filles de Mnémosyne, la déesse de la Mémoire.

Je lui soutenais que tous les chefs-d’œuvre étaient drôles : le Noble Vicomte, précipité au bas de son cheval, les quatre fers en l’air devant Louis XVI, pour leur première rencontre, c’était plutôt cocasse, non ? Et, en Angleterre, quand il veut épouser la fille du pasteur, et oublie qu’il était déjà marié ? Ou, en Amérique, son rigodon avec les sauvages ? Mais l’humour de François René ne lui sautait pas aux yeux ; son rapport avec les auteurs n’était pas désinvolte ; elle était très sérieuse, Françoise.

Un Verlaine et des sandales… Elle ne s’en est pas servie. Sa cervelle était trouée comme ses chaussures ; elle avait une cheville abîmée, souvenir de « ces messieurs » pendant l’Occupation, disait-elle, et redoutait les escaliers ; plus tard l’un et l’autre, sans qu’on sache qui avait commencé, de la cervelle ou du pied également incertains, l’entraîneraient dans une chute fatale sur le tapis rouge du grand escalier de l’Opéra-Comique.

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17/01/2013 288 pages 20,00 €
Scannez le code barre 9782070139149
9782070139149
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