#Roman étranger

Carambole

Jens Steiner

Un roman dont l'habile construction témoigne d'une remarquable maîtrise dramaturgique et d'une immense inventivité. Un village écrasé par une chaleur estivale précoce. Trois adolescents désoeuvrés errent en se lamentant qu'il ne s'y passe jamais rien ; une mystérieuse troïka se réunit régulièrement pour manger, boire et jouer au carambole ; un étrange vagabond apparaît là où personne ne l'attend pour disparaître aussitôt. Chacun des douze tableaux qui composent ce roman suit un ou plusieurs personnages que le lecteur attentif retrouve ensuite à l'arrière-plan ou hors champ. Leurs histoires anodines forment un kaléidoscope et font apparaître un tableau peint par petites touches dans lequel la torpeur et l'indolence qui se sont emparées des habitants du village masquent mal les frustrations de personnages parvenus au point de rupture. Pourtant, les événements s'enchaînent : une explosion de voiture dans une usine, une star du tennis qui disparaît, un terrible accident de voiture, un flirt entre adolescents qui tourne mal, une mort inexpliquée... Maître de l'illusion, Jens Steiner réussit dans ce roman existentiel à dire notre monde en racontant des vies apparemment simples. Jens Steiner a reçu en 2013 le prix littéraire suisse le plus prestigieux, le Schweizer Buchpreis, pour Carambole.

Par Jens Steiner
Chez Piranha Editions

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

COUP D’ENVOI

 

      

Lorsqu’ils furent arrivés au cerisier de Freysinger, leurs membres se replièrent promptement, et ils firent des culbutes dans l’herbe ombragée. Il régnait à cet endroit une loi sur l’indolence toute particulière, ils s’y étaient habitués. Pendant que Fred commençait à ensevelir des fourmis sous des crachats, et que Manu rampait dans la verte infinitude du jardin de Freysinger, Igor regardait le ciel avec mélancolie.

Deux semaines jusqu’aux vacances d’été, se dit-il, et il ne s’est toujours rien passé. Tout nous aura passé sous le nez. On devrait commencer quelque chose, sauter avec énergie dans la vie, mais comment ? Schorsch lui vint à l’esprit. Avec ses histoires, il inventait constamment de nouveaux univers et abolissait toutes les lois de la physique. Ils comprenaient rarement de quoi il s’agissait dans ces histoires, pourtant chaque fois ils l’écoutaient avec fascination. Schorsch était quelqu’un de différent. Quand il était là, devant eux, pareil à une plante écorchée, et se lançait dans un long discours, Igor n’arrivait guère à se concentrer, il ne voyait que ces cheveux hirsutes sur sa tête, et ces yeux enfoncés comme des galets dans son visage. Manu essayait de se représenter ces histoires comme des problèmes d’échecs et les oubliait tout aussitôt. Quant à Fred, il ne croyait rien de ce que Schorsch leur racontait, il voulait toujours voir des preuves.

Qu’est-ce que Schorsch ferait à notre place, se demanda Igor, scrutant le ciel d’un air toujours désolé. Il sentit ses paupières s’alourdir. De nouveau, la loi sur l’indolence. Ses paupières se mirent à palpiter. Schorsch, se dit-il, Schorsch, exauce nos désirs. Ses paupières se fermèrent pour ne plus se rouvrir. J’aurais voulu trouver un début, se dit-il, j’aurais voulu, j’aurais. Ses mains retombèrent mollement dans l’herbe, et une sombre fente s’ouvrit entre ses lèvres.

« Hé hé, les jeunes. »

Igor sursauta.

« Ah, Schorsch, salut. »

Schorsch se tenait à côté de la vieille Opel de Freysinger et clignait des yeux dans sa direction, tandis que Manu sortait en rampant de son buisson et que Fred s’essuyait la bouche.

« Comment ça va, les jeunes ?

– Bien, Schorsch.

– Que font les jeunes ?

– Rien. »

Une lueur de colère alluma le regard de Schorsch.

« Vous n’allez pas croire mon histoire. Je vais quand même vous la raconter.

– Ah ah.

– Écoutez ça, les bouseux. »

Il était de retour, le vieux Schorsch. Il les avait entendus. Et il enclencha la mécanique et dressa le monde sur la tête. Fred était fermement décidé, cette fois encore, à ne pas croire un mot de ce qu’il disait.

« Bon, il faut que je prenne mon élan. Comme vous le savez, mon inoubliable pays, la Corse, grouille de bandits. Non pas des bandits comme vous, avec vos gueules de voyous, vous vous les imaginez, un tromblon à la ceinture, de lourds anneaux aux oreilles, et tout le bazar. Non, ils roulent sur des motos, portent tout au plus un couteau sur eux et, les trois quarts du temps, même pas. Ce sont des petits paysans ou des bergers venus des montagnes, et ils ne détroussent que les Français. Bon, maintenant attention. Un jour que je marchais joyeusement dans les hautes terres, un Français se présente soudain devant moi comme Dieu l’a fait, c’est-à-dire nu comme un ver… »

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trad. François Mathieu
20/08/2014 188 pages 17,00 €
Scannez le code barre 9782371190009
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