COUP D’ENVOI
Lorsqu’ils furent arrivés au cerisier de Freysinger, leurs membres se replièrent promptement, et ils firent des culbutes dans l’herbe ombragée. Il régnait à cet endroit une loi sur l’indolence toute particulière, ils s’y étaient habitués. Pendant que Fred commençait à ensevelir des fourmis sous des crachats, et que Manu rampait dans la verte infinitude du jardin de Freysinger, Igor regardait le ciel avec mélancolie.
Deux semaines jusqu’aux vacances d’été, se dit-il, et il ne s’est toujours rien passé. Tout nous aura passé sous le nez. On devrait commencer quelque chose, sauter avec énergie dans la vie, mais comment ? Schorsch lui vint à l’esprit. Avec ses histoires, il inventait constamment de nouveaux univers et abolissait toutes les lois de la physique. Ils comprenaient rarement de quoi il s’agissait dans ces histoires, pourtant chaque fois ils l’écoutaient avec fascination. Schorsch était quelqu’un de différent. Quand il était là, devant eux, pareil à une plante écorchée, et se lançait dans un long discours, Igor n’arrivait guère à se concentrer, il ne voyait que ces cheveux hirsutes sur sa tête, et ces yeux enfoncés comme des galets dans son visage. Manu essayait de se représenter ces histoires comme des problèmes d’échecs et les oubliait tout aussitôt. Quant à Fred, il ne croyait rien de ce que Schorsch leur racontait, il voulait toujours voir des preuves.
Qu’est-ce que Schorsch ferait à notre place, se demanda Igor, scrutant le ciel d’un air toujours désolé. Il sentit ses paupières s’alourdir. De nouveau, la loi sur l’indolence. Ses paupières se mirent à palpiter. Schorsch, se dit-il, Schorsch, exauce nos désirs. Ses paupières se fermèrent pour ne plus se rouvrir. J’aurais voulu trouver un début, se dit-il, j’aurais voulu, j’aurais. Ses mains retombèrent mollement dans l’herbe, et une sombre fente s’ouvrit entre ses lèvres.
« Hé hé, les jeunes. »
Igor sursauta.
« Ah, Schorsch, salut. »
Schorsch se tenait à côté de la vieille Opel de Freysinger et clignait des yeux dans sa direction, tandis que Manu sortait en rampant de son buisson et que Fred s’essuyait la bouche.
« Comment ça va, les jeunes ?
– Bien, Schorsch.
– Que font les jeunes ?
– Rien. »
Une lueur de colère alluma le regard de Schorsch.
« Vous n’allez pas croire mon histoire. Je vais quand même vous la raconter.
– Ah ah.
– Écoutez ça, les bouseux. »
Il était de retour, le vieux Schorsch. Il les avait entendus. Et il enclencha la mécanique et dressa le monde sur la tête. Fred était fermement décidé, cette fois encore, à ne pas croire un mot de ce qu’il disait.
« Bon, il faut que je prenne mon élan. Comme vous le savez, mon inoubliable pays, la Corse, grouille de bandits. Non pas des bandits comme vous, avec vos gueules de voyous, vous vous les imaginez, un tromblon à la ceinture, de lourds anneaux aux oreilles, et tout le bazar. Non, ils roulent sur des motos, portent tout au plus un couteau sur eux et, les trois quarts du temps, même pas. Ce sont des petits paysans ou des bergers venus des montagnes, et ils ne détroussent que les Français. Bon, maintenant attention. Un jour que je marchais joyeusement dans les hautes terres, un Français se présente soudain devant moi comme Dieu l’a fait, c’est-à-dire nu comme un ver… »
Extraits
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