VENDREDI
« La couche de poussière grise qui recouvre les choses est devenue leur meilleure part. »
Il avait toujours voulu vivre à New York. Son oncle Lloyd habitait Lafayette Street, en plein centre-ville, et dans les longs intervalles entre deux visites il rêvait tout éveillé de loger dans son appartement. Quand ses parents le traînaient jusqu’à la ville pour l’expo annuelle prévue de longue date ou le-succès-de-Broadway-qui-donne-la-pêche, ils faisaient généralement un saut chez l’oncle Lloyd pour dire bonjour. Ces après-midi étaient immortalisés par une série de photos prises par des inconnus. En cette ère de polyvalence numérique, ses parents faisaient de la résistance et labouraient la glèbe d’enclaves esseulées : une cafetière qui ne donnait pas l’heure, des dictionnaires en papier, un appareil photo qui se contentait de prendre des photos. L’appareil familial ne transmettait pas leurs coordonnées à un quelconque satellite. Il ne leur permettait pas de réserver un billet d’avion pour une station balnéaire avec accès facile à la forêt équatoriale par la navette de l’hôtel. Aucun espoir de vidéo, fût-elle en basse définition. Cet appareil était si rétrograde que le moindre énergumène titubant embauché par son père parmi les passants était capable de l’utiliser sans tâtonner, malgré toute la vacuité bovine de son regard de touriste ou toute la misère indigène qui lui tordait les vertèbres. La famille posait sur les marches du musée ou sous la marquise scintillante, tandis que l’affiche hurlait par-dessus leur épaule gauche. La composition était immuable. Le garçon au milieu, les mains parentales plaquées sur ses épaules, année après année. Il ne souriait pas sur toutes les photos, seulement sur le pourcentage prélevé pour l’album de famille. Et puis le taxi jusque chez l’oncle, et l’ascenseur après filtrage par le portier de l’immeuble. L’oncle Lloyd, nonchalamment appuyé au chambranle, les accueillait d’un « Bienvenue dans mon petit bungalow » lourd de sous-entendus interlopes.
Tandis que ses parents se faisaient présenter la nouvelle fiancée de son oncle, le garçon filait au bout du couloir et, tout étourdi, faisait couiner le cuir du coin canapé/cappuccino en admirant les derniers développements de l’électronique de loisirs. Il commençait toujours par repérer les nouveaux arrivants. Cette fois, c’était les haut-parleurs sans fil qui hantaient les coins de la pièce tels des spectres grêles, la suivante il s’agenouillait devant une boîte trapue et clignotante, une nouvelle espèce de cortex multimédia. Il passait un doigt sur leur surface sombre puis soufflait dessus et effaçait les marques avec son polo. Les téléviseurs étaient du modèle le plus neuf, le plus gros : ils lévitaient et palpitaient d’une myriade de fonctions extravagantes décrites en diagrammes dans le mode d’emploi jamais ouvert. Son oncle recevait toutes les chaînes et conservait un mausolée de télécommandes dans le tiroir de rangement sous l’ottomane. L’enfant regardait la télé et traînait près des baies vitrées, d’où il toisait la ville à travers le verre fumé anti-UV, du haut du dix-neuvième étage.
Extraits
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