Chapitre IV
Contestations et hérésies en Occident aux XIVe et XVe siècles
L’élargissement de la notion d’hérésie et l’essor de l’Inquisition
La période qui s’étend entre la fin du XIIIe siècle et le milieu du XVe siècle a été particulièrement agitée dans le domaine des hérésies, et les tribunaux d’Inquisition qui avaient été mis en place par la papauté dans le courant du XIIIe siècle déployèrent une intense activité, attestée par les nombreux procès dont les actes nous sont parvenus. Si l’on se fie aux doléances des papes et aux traités rédigés par les inquisiteurs, on en retire l’impression que la chrétienté a alors été menacée par un nombre incroyable d’individus et de mouvements qui mettaient en cause les croyances fondamentales de l’Église et ses structures institutionnelles. La réalité est plus complexe et les affirmations des clercs du XIVe siècle doivent être nuancées : jusque vers 1400, aucun mouvement hérétique véritablement important sur le plan quantitatif ne se développa en Occident et l’Église ne connut pas alors de danger comparable à celui qu’avait fait peser sur elle, entre 1180 et 1230, l’essor du catharisme. Depuis la fin du XIIIe siècle, ce dernier était en voie d’extinction, en dépit de quelques ultimes soubresauts, et les vaudois, tout en demeurant assez nombreux, étaient condamnés soit à vivre dans la clandestinité soit à chercher refuge dans des « sanctuaires » montagnards de moins en moins inviolables. En fait, l’impression d’un pullulement des sectes que l’on retire des documents officiels de l’époque tient sans doute avant tout à un élargissement constant de la notion d’hérésie de la part des autorités ecclésiastiques, qui eurent tendance à englober dans cette notion des actes et des opinions qui jusque-là n’avaient pas paru vraiment inquiétants ou dangereux. Tout se passe comme si, à force de s’interroger sur les croyances et les comportements des fidèles, les inquisiteurs du XIVe siècle avaient sans cesse découvert au sein du peuple chrétien de nouvelles failles et des formes de subversion idéologique contre lesquelles ils réagirent en multipliant les accusations d’hérésie, sans que cela corresponde pour autant à un développement réel de la dissidence religieuse. Au XVe siècle en revanche, on assista effectivement à la conjonction de certaines déviations doctrinales avec des mouvements de contestation très puissants qui, dans certains pays comme la Bohême, remirent en cause les structures même de l’Église romaine.
Nouvelles définitions de l’hérésie
La conception classique de l’hérésie qui prévalut jusqu’au XIIIe siècle avait été clairement définie par le célèbre évêque de Lincoln, Robert Grosseteste († 1253) : « L’hérésie est une affirmation doctrinale qui procède d’un choix humain, contraire à l’Écriture sainte, manifestée ouvertement et soutenue avec opiniâtreté1 ». Or, à partir du début du XIVe siècle, on voit apparaître, à côté des hérésies qui constituaient à proprement parler une négation des croyances catholiques, des formes beaucoup plus subtiles et variées de dissidence religieuse, qui furent poursuivies en tant que telles par l’Église2. C’est le cas par exemple de l’hérésie d’opinion, accusation qui frappa aussi bien ceux qui critiquaient l’Inquisition, ou les dominicains qui l’exerçaient le plus souvent, que les clercs qui commettaient une erreur dans l’interprétation d’un passage de l’Écriture, ou encore de l’hérésie d’office (poursuivie ex officio) qui incluait toutes les formes d’incrédulité (esprits forts, sceptiques), d’immoralité (adultères, homosexuels) et les blasphémateurs obstinés. On peut même parler dans certains cas d’hérésies « inquisitoriales », c’est-à-dire créées de toutes pièces par l’Inquisition dans son effort de classification des croyances déviantes auxquelles elle se trouvait confrontée3. C’est le cas en particulier de la fameuse « hérésie des frères et sœurs du Libre Esprit », dont la réalité objective est douteuse. Mais du fait qu’il existait chez certains laïcs, en particulier chez des béguines, des tendances mystiques suspectes, on en inféra l’existence d’une secte étendant ses ramifications à travers toute l’Europe, qui en fait n’a jamais existé que dans l’imagination des inquisiteurs. Il faut à cet égard faire une place spéciale à la magie, à la divination et aux sortilèges qui initialement n’entraient pas dans les compétences de l’Inquisition. Innocent IV, vers le milieu du XIIIe siècle, lui avait expressément déconseillée de s’intéresser à ces questions4. Mais à partir du pontificat de Jean XXII (1316-1334), l’attitude de l’Église changea dans ce domaine et les inquisiteurs furent au contraire invités à poursuivre systématiquement les devins, jeteurs de sort et autres envoûteurs5. De nombreux procès de sorcellerie, qui se terminèrent souvent par des condamnations au bûcher, eurent lieu à partir de 1380, et la chasse aux sorcières s’intensifia encore au XVe siècle, en particulier dans les régions montagnardes6.
Extraits
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