#Roman francophone

Panorama d'une folle

Clémence Holstein

Anna n'est pas comme tout le monde. Elle brise tous les miroirs. Elle reflète toutes les failles. Elle agace, elle fascine, elle effraie, elle éblouit. Elle ne bisse personne indifférent. A travers les regards de tous ceux qui croisent son chemin, à travers sa propre voix, l'on entend la polyphonie de l'être. Sa folie. Et sa beauté formidable.

Par Clémence Holstein
Chez Les Editions du Net

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Genre

Littérature française

Il est 8h21
Gégé, ouvrier anonyme de la rue du Renard, observateur assidu d'Anna (notre héroïne)

Il est 8h21.
Avec la gosse, j’ai percuté. Quand je la vois arriver de là-bas, je sens bien qu’il se passe quelque chose. C’est comme si elle mettait un truc dans l’air. Comme un peu un parfum trop fort. Ça arrive avec certaines femmes, ça cocotte et on a peu le tournis. Et c’est pas les tables qui tournent mais ça transforme quelque chose. Elle, elle arrive au coin de la rue et jusqu’à temps qu’elle disparaisse, je sens le monde qui est devenu tout bizarre. Elle déchire.
Elle cocotte pas, elle sent même rien du tout. Peut-être un peu le lait pour bébé. Quand ils ont les fesses rouges. Elle faisait ça ma femme quand mon gars était mioche. Je le sais qu’elle sent ça parce que la première fois que je l’ai rencontrée, c’était mon premier jour au chantier et elle avait des talons de trois kilomètres. Presque verticales sur ses perches. Elle a trébuché et toutes ses affaires se sont étalées en pleine rue. Alors, moi, je ne l’ai pas laissé comme ça la pauvre gamine. Elle avait pas l’air paniquée mais elle était pas à l’aise pour tout ramasser. Sa jupe elle était rien courte aussi il faut dire. Bref, je me suis approché et j’ai commencé à l’aider à tout rassembler. Elle m’a regardé avec ses magnifiques yeux clairs qui déchiraient. Elle avait pas l’air de faire confiance. Pas facile. Elle m’a bien regardé l’air de dire « T’avises pas d’en faire plus toi le vioque !» mais de très loin. J’ai pas compris ce qui se passait. Je suis resté tout con quand même. J’ai pas bougé, elle m’a cloué sur place. J’ai attendu qu’elle ait fini son inspection. Et puis quand elle a rabaissé les yeux sur tout le fatras en vrac sur le trottoir, j’ai repris mon ramassage. Elle me l’a doucement pris des mains comme si j’étais un plateau. J’étais pas vraiment là mais elle oui.
C’est comme si elle prenait toute la place. Mais pas désagréable du genre « pousse-toi de là que j’m’y mette ». Du genre je sais pas faire autrement. Et puis moi je vois qu’une gosse quand je la
regarde. Elle peut pas m’écrabouiller comme ça.
Je me demande quelle âge elle a d’ailleurs. Elle part au travail avec des dossiers, elle est toujours seule, elle a aucune ride, oui son visage est absolument lisse. Vous allez dire que je suis obsédé par les bébés mais elle a une peau de bébé. J’y peux rien moi. C’est vrai qu’elle fait pas finie. Elle a des talons, des allures de femme avec un visage de toute petite gosse. Manquerait plus que les tâches de rousseur au tableau. Du coup, je sais pas l’âge, un truc comme 22 ans et encore, tout de suite, je lui en donnerai 16. Je lui ai jamais demandé. Je sais pas ce qui aurait pu se passer mais sûrement pas joli à voir. Je l’imagine bien me cracher à la tête comme les chats en colère, en sifflant même. Mais c’est vrai que tous les jours en la voyant passer, je me demande bien quel âge elle peut avoir.
Ce matin, elle est tout en rouge. Ça lui arrive, des journées en ceci ou cela, des journées à thème. Très étrange et en même temps pourquoi pas ? Les gars, ils ont rigolé au début et puis je leur ai dit de fermer leur grande gueule, qu’on n’allait pas fouiller dans leur calebute à eux ! Ils étaient surpris alors ils ont fait leurs yeux de merlans frits et ils ont haussé les épaules. Mais du coup, maintenant ils la regardent passer en silence. Je crois que ça les gêne ce silence. Mais c’est cette gosse ! elle fait le vide autour d’elle. On est obligé de se taire. On en arrête presque de travailler nous. On y va mollo quoi. Pour la laisser passer. Elle, elle se rend compte de rien. Elle poursuit sa route toute droite. Même quand elle tourne au coin, on dirait qu’elle prend le virage à angle droit.
Je crois que les gars et moi on est comme un peu fascinés. On se demande si elle est pas un peu alien. On le dit pas aussi clairement mais on y pense, on se demande ce qui se passe dans
cette tête. Parfois, avec un petit coup dans le nez, on a essayé d’imaginer sa vie.
On s’est dit qu’elle devait caresser son lit avant de se coucher, je sais pas pourquoi mais on était tous d’accord là-dessus.
On s’est dit qu’elle vivait seule seule seule.
On s’est dit qu’elle avait perdu toute sa famille dans un drame horrible et qu’elle s’en était sortie seule.
On s’est dit qu’elle mangeait pas. On n’a pas pu l’imaginer manger, elle est grosse comme une fourmi cancéreuse. On sait bien que c’est pas possible mais bon. On délirait entre mecs pas très nets.
On s’est dit qu’elle devait ranger ses vêtements par couleur, du plus foncé au plus clair, et refaire les piles tous les soirs en rentrant du boulot.
On s’est dit qu’elle dormait immobile avec son chat paralytique toujours dans le même creux du lit.
Bref, on s’est dit plein de choses. Le lendemain quand elle est passée devant nous, j’ai observé. On l’a regardée discrètement et moi je lui souris toujours mais les autres aussi se sont mis à lui sourire. Et c’était pas pour se moquer. C’était vraiment comme s’ils la connaissaient maintenant.
Peut-être que c’est moi qui rêve mais quand elle se pointe, pof,les claquements vrombissements se calment. Je dis pas que c’est le vrai silence et qu’on se croirait dans une église. Mais ça baisse d’un ton un peu. Ou alors c’est moi qui yoyote et qui arrête d’écouter le monde. Je sais pas quoi en penser, je perds la boule avec cette gosse.
Et c’est pas que je perds la boule comme un mec peut perdre la boule pour sa bite. Je m’y perds vraiment. Je ne sais plus ce que je crois et je me souviens plus de ma pensée d’il y a une seconde. C’est une pensée après l’autre, elles se croisent sans se parler dans ma tête. J’ai l’impression d’être un gros ciel où les avions fusent en parallèle. Vous me direz, si ce sont des avions, c’est mieux qu’ils ne se rencontrent pas mais c’est une image. Et puis c’est ça aussi, elles sont lourdes les idées. Elles vrombissent dans ma tête à la place des outils. Normalement, elles se déplacent sans que je m’en aperçoive. Elles sont habiles et fluettes. Avec la gosse, elles se transforment en gros engins sans pilote automatique. Peut-être que ça leur fait ça aussi aux gars, alors eux aussi, ils ralentissent le rythme ou même ils stagnent complètement parce qu’on peut plus penser en même temps qu’autre chose.
J’ai beau chercher dans le fin fond de mon cerveau, je trouve rien qui ressemble à ça. Peut-être un ou deux vieux toc-tocs dans le village des parents. Mais j’en ai qu’un vague souvenir. Et puis, j’étais mioche. Et puis un mioche qu’on impressionne. Je m’époustouflais de tout.
Bref, de toute façon, j’arrive à rien quand elle est dans les parages. J’essaye d’être patient mais ça continue de me trotter dans la caboche. Je comprends pas et ça me met en boule.
Je comprends pas ce qui se passe. Je suis pas un génie mais c’est quand même rageant de vivre ça tous les jours, deux fois par jour, et de rien y piger.
Peut-être un jour, j’en pourrai plus d’être idiot et j’irai directement lui demander ce que c’est que ce cirque qui se passe avec elle.
Non, bien sûr que j’irai pas. On peut pas lui parler.
Elle est voilà ! dans une grande cage de glace. J’espère pas trop tout le temps quand même parce qu’elle doit pas avoir des grappes d’amis avec ça. Nous, on est pas fous, on a pas envie de se brûler sur les parois givrées.
C’est archi bizarre tout ça.



Anna La Rouge
Anna elle-même

Je me réveille avec le rêve d’une autre.
Je ne sais pas si je dois la remercier et ou la brûler de m’avoir livré cela.
Je n’ai pas de souvenir de livreur.
Je ne sais plus comment c’est arrivé dans ma tête et mon lit.
Je serai plus attentive la prochaine fois.
Balivernes nocturnes qui sortent des livres.
Maman le répète.
Et tonne.
La lecture est mensonge.
Rousseau penses-y ma grande fille.
La tête déjà pleine de bulles folles.
Arrête ça maintenant.
Jean-Jacques te le dit bien.
Et puis il faut voir quoi tu lis.
Tu es folle ma pauvre fille.
C’est pour ça que je suis rousse ?
Contaminée par les livres et leurs maléfices.
Rousse ?
Tordue à l’intérieur
Nœuds de plus en plus touffus
Poilus
A chaque page absorbée
Elle se dilue dans mon sang,
Dans ma lymphe
Pas d’immunisation.
Prise au piège
Mon propre sang. Comme dit ma mère.
Mon propre sang qui me fait ça.
C’est du propre !
Ça fait tout sale à l’intérieur, c’est gluant.
Ça pique.
Comme un bracelet à crans
mouvants
accrochés à tous les organes,
Un pour chaque
A piques
Qui visent le cœur.
Comment voulez-vous que j'avance avec ça ?
Alors je claudique bien entendu.
Bref bref.
J'ai des menottes aux organes
Qui rebondissent d’aventures et émotions
Et démangent
Comme l’eczéma.
Pas d’hématomes,
Et rien à la radiographie.
Pourtant, ils laissent leurs traces
Ça continue de me chatouiller
Dans les rainures de l’écriture.
Ce qui est sûr et bien,
C’est que je ne suis jamais seule
Jamais vide
Jamais blanche.
C'est aussi mon calvaire.
Toujours Anna la Rouge,
Prise dans un tour
D’un de mes habitants.
La cénesthésie brûlante,
Ça me connaît.
Il y a bien des gens qu’on entend dire qu’ils ne sentent rien
Palpations doctorales
De la rate, du foie et de l’abdomen,
Non non toujours rien.
Je n’ai jamais eu besoin d’être effleurée
Pour frémir
Tricoter du poumon ou triceps
De la malléole et du crâne.
On est tous différents
C’est drôle d’ailleurs.
J’essaye bien de raconter mes belles histoires.
Public peu réceptif.
Je crois qu’ils n’aiment pas ça.
C’est bien dommage.
Je les entendrais volontiers
Les leurs.
Ils parlent de pudeur et choses intimes.
Bof bof
Pas bien clair.
Enfin, peut-être que si précisément.
Ils aiment quand c’est clair.
Je suis rouge
sombre
à éclairs écarlates
Je n'avance pas.

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29/05/2020 376 pages 24,00 €
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