#Roman francophone

Les liaisons ferroviaires

Jean-Pierre Martin

" C'est un sujet inédit. L'amour contemporain. Ne riez pas. Ou plutôt les amours de rencontre. Les amours médiologiques, corrélés à une technologie, suivez-moi bien. On n'a encore jamais vraiment réussi à parler de ça au sens où je l'entends moi : l'amour au temps du TGV, l'amour comme force générale, coeur et corps confondus, comme très grande vitesse de recherche éperdue de l'autre par tous les moyens. "

Par Jean-Pierre Martin
Chez Champ Vallon Editions

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Genre

Littérature française

 

 

 

«En wagon, les gens bien élevés n’engagent jamais de conversation avec des inconnus. On peut demander ou donner avec bonne grâce un renseignement utile, mais ensuite on ouvrira un livre, un journal pour couper court à l’entretien.»

 

(Berthe Bernage, Manuel de savoir-vivre et des usages du monde, Éditions Gautier-Langue­reau, 1936)

 

 

 

 

 

 

I

 




Conformément à l’horaire annoncé, à treize heures douze précises, le TGV 9864 Nice-Bruxelles s’était arrêté en gare de Marseille, et à l’instant même où il allait repartir, Rachel se leva de son siège côté couloir, esquissa un geste pour étendre un bras au-dessus d’elle, s’apprêtant à prendre des livres qu’elle avait laissés dans son sac. Ce geste n’aurait eu aucune conséquence si à ce moment exact un type n’avait fait une entrée précipitée dans la voiture 16: à son approche, il fit comme un pas de danse, inspectant tous les numéros de siège autour de Rachel, installée à la place 78, et trouva tout naturel de lui adresser la parole, se demandant pourquoi sa place à lui, la 76, juste derrière, était déjà occupée par un autre passager dont le billet attestait qu’il était en règle. Rachel croyait connaître cette espèce d’hommes. Elle ne s’étonna donc pas que celui-ci se saisît de l’occasion pour l’aborder. À la terrasse des cafés, à la sortie du métro, les hommes la repéraient, ils trouvaient tous les prétextes pour entrer en contact, et le plus souvent ces hommes-là étaient de ceux qu’elle avait plutôt envie de fuir.

«C’est incroyable, lui dit l’inconnu, je viens de Barcelone, je vais à Bruxelles, et j’ai un billet de train pour une place qui n’existe pas.» (Pas mal, ce type, beau timbre de voix, petites lunettes, trente-cinq-quarante ans, cheveux frisés noirs, peau mate, gueule en lame de couteau, tête de danseur de tango, nez intéressant, pas d’alliance, blouson de cuir style aviateur, petite boucle d’oreille, écharpe rouge et vert serrée autour du cou, approximativement branché, dur à classer, genre méditerranéen introverti, macho souriant, timide expansif, plutôt sympathique, pas mal).

D’où qu’on vienne, la gare Saint-Charles à Marseille est un cul-de-sac, et le conducteur du TGV parti de Nice doit logiquement quitter la cabine de tête afin de rejoindre la cabine de queue qui deviendra, pour ce nouveau départ, la cabine de tête (ce détail a son importance, peu de gens prêtent attention à un mouvement pourtant essentiel à la continuation des événements), ce que fit ce jour-là, comme à l’ordinaire, Sébastien Fernandez, le conducteur (qu’on appelle encore parfois, parmi les roulants, le mécano) du TGV 9864, croisant, au passage sur le quai, un contrôleur tête nue qui, ressemblant assez étonnamment à Lambert Wilson, se prénommait cependant Julien, et une contrôleuse qu’on aurait pu prendre pour Audrey Tautou bien qu’elle se fît appeler Émilie, Émilie dont le bonnet, joliment posé de biais, signalait la présence officielle d’une contrôleuse des temps modernes à l’attention des passagers, moyen­nant quoi, cependant, on se pressait autour de Julien, tout de même, c’est un homme, lequel lança à l’adresse de Sébastien Fernandez, sans se tourner vers lui (tout occupé qu’il était à dévisager une passagère des pieds à la tête, une passagère avec haut échancré et jupe suggestive, à deux pans de couleurs différentes, un pan couleur peau, un pan couleur noire), alors Sèb, on se dégourdit les jambes? avec un accent marseillais assez prononcé, oh oui, oui oui, ça fait du bien, répondit Sébastien non sans appuyer son regard en direction d’Émilie, continuant sa marche d’un pas sportif avant de retourner à son poste, dans une autre cabine à tête de lézard.

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05/01/2011 215 pages 17,30 €
Scannez le code barre 9782876735446
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