Editeur
Genre
Littérature française
L’histoire ici que je raconte
Est la mienne mais autrement
Et cependant au bout du compte
C’est même amour et même honte
Que le secret de ce roman
KRONOS
CHAPITRE PREMIER
L’impayable
À la fin du XXe siècle, comme le temps pressait – on venait d’apprendre que le soleil allait exploser dans moins de six milliards d’années –, les Nord-Américains inventèrent des rendez-vous très brefs, saccadés, – comme des danses, mais assises. C’était des chaises musicales mais on était déjà assis.
En Europe, on ne prit pas le temps de traduire ces nouvelles rencontres: elles gardèrent le nom idéal de speed-dating.
D’abord la vitesse – speed –, ensuite la rencontre – dating.
D’abord l’assurance de ne pas perdre son temps – speed –, puis celle de l’avoir perdu – dating.
D’abord pouvoir choisir – speed –, ensuite avoir choisi – dating.
D’abord vivre à cent à l’heure – speed –, puis rencontrer la mort – dating.
*
Mais le goût de la vitesse, le souci d’être présent partout, d’être moderne ou contemporain, tout cela me fait peur comme à beaucoup d’autres. C’est de surcroît très difficile de mesurer sa vie, de savoir s’il faut la remplir – et avec quoi.
Qui peut dire ce qu’il faut faire des heures qui nous sont données? Quelle unité choisir? Comment compter l’existence? En livres lus, en livres écrits, en sueur, en kilomètres, en kilogrammes, en bouteilles vides, en enfants nés, en amis enterrés, en impôts payés, en mots prononcés, en corps conquis?
J’entrevois dès lors une autre énigme qui, posée sérieusement, détruirait les nations.
Combien coûte une heure de ma vie? Je veux dire: combien d’argent est-on prêt à me donner – suis-je prêt à recevoir – en échange d’une heure de mon existence? Supposons: je gagne 20 euros par heure. C’est beaucoup 20 euros. (Le SMIC actuel est de 8,44 euros.) Toutes charges payées, cela me laisse environ 2500 euros par mois – et je fais partie des 10% des Français que l’INSEE prétend riches.
Pourtant, si je suis riche au point de gagner 2500 euros par mois, cela ne signifie pour moi qu’une chose: on estime une heure de mon existence équivalente à 20 euros. C’est cela: je donne 60 minutes à l’État, à l’entreprise, au magasin, à l’usine, et en échange on me tend un billet bleu, un beau billet de 20 euros.
*
Qu’on pardonne ma surestime: une heure de ma vie vaut bien plus. Combien? Je ne sais pas. Mais dites un chiffre et je dirai toujours: ce n’est pas assez. Ça vaut beaucoup plus. Tant que ce n’est pas hors de prix: c’est hors du marché. Combien pour le Saint Suaire? Ou la relique de sainte Irène? Toute profession est une simonie. Toute fonction au sein de la société, et rétribuée par elle, s’assimile à un marchandage honteux.
Combien pour une heure? Les anciens légistes définissaient ainsi le mariage: juratia fornicatio. Rien qu’une prostitution assermentée. Je ne vois pas d’autres définitions pour le travail. Le travail – l’effort rémunéré – est la continuation de la prostitution – l’effort rémunéré – par d’autres moyens.
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