#Roman francophone

Rendez-vous chez Scylla

Jean-Michel Riou

Qui ne connaît Scylla, le rendez-vous du Tout-Paris éditorial ? Auteurs à succès, directeurs littéraires viennent y humer l'air du temps - et surtout caresser, du regard ou de la main, les précieux manuscrits qui font la gloire de ce sanctuaire littéraire et gastronomique. Un convive un peu plus curieux que les autres... Une main qui se tend au hasard vers une chemise cartonnée couleur sable... Et le drame commence. Car dans ces pages d'apparence anodine, il est question de meurtre. Un meurtre dont les protagonistes ne seraient autres que le plus grand éditeur parisien, et le plus sulfureux philosophe de l'époque. Faut-il parler ou bien se taire ? Voilà notre curieux bien embarrassé. Au terme d'une enquête naviguant entre les années troubles de l'Occupation et la plus récente actualité, ce sera au lecteur d'en décider avec lui.

Par Jean-Michel Riou
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

 

Livre 1

 

CHEZ SCYLLA

 

 

 

« Sans ombre, pas de lumière. Sans mensonge, pas de vérité. »

Klaus Hentz, Sans queue ni tête : pamphlet contre le fanatisme.
Éditions Messine

 

 

 

 

Nous sommes à Paris, vendredi, à l'heure du déjeuner. Nous sommes chez Scylla, le restaurant de la rive gauche. D'habitude, j'y déjeune en parlant placements, porte-feuille, gestion de patrimoine. Je reçois chez Scylla. Je suis banquier. Haut placé. L'essentiel de mon temps, je le passe à trouver de nouveaux clients. Pas n'importe qui. Les gros comptes, les fortunes à dix chiffres. Il faut de la dextérité pour parler argent, entrer dans l'intimité des riches, séduire le prospect. À chacun sa méthode, la mienne est celle du prélat. Je fais dans la rondeur. J'appâte les clients grâce à la gourmandise. Je les invite à déjeuner. À mon grand étonnement peu d'entre eux résistent à la tentation. Quand je les appelle, ils acceptent sans méfiance. Partager une table, ce n'est pas s'engager. L'erreur part de là. Manger ouate les résistances, affaiblit les défenses. Manger sans payer c'est déjà une dette qu'il faudra honorer. Le reste n'est qu'une affaire de tact.

Ma recette est au point. Je confesse en déjeunant. L'air de rien, je cuisine le client, hume sa solvabilité, distille mes conseils, le tout grâce à la magie d'un repas fin. Pour cela, il faut un lieu fort servant ma mise en scène. J'ai choisi Scylla pour théâtre de mes opérations. Ce nom peut surprendre. Scylla est surtout fréquenté par le monde littéraire. Pas n'importe lequel, pas le crève-la-faim. On ne trouve que l'auteur scandaleux, l'éditeur à succès, l'intellectuel à la mode. On dit que les idées et l'argent ne font pas bon ménage. Scylla est la preuve du contraire. Ici, les mots se portent bien. Avec eux, on fait des millions.

Sans doute suis-je l'unique banquier à venir chez Scylla. J'exploite le paradoxe, étonne mes clients, joue de la surprise pour mieux les amadouer. Pas un ne se méfie. Ainsi, je travaille en douceur dans ce lieu que l'on croit étranger à l'argent. Ici, j'ai la paix, sûr de trouver un cérémonial qui endort mes clients.

Maurice le directeur se tient à l'entrée. Il guette les mouvements du rideau de velours rouge qui isole Scylla des abominations du monde. Le rideau bouge et Maurice sourit. Déférent mais sans complaisance. Un rien familier. Le reste est parfait. Il coche le livre des réservations, s'enquiert de tout, guide chacun à sa place. On s'assoit. Déjà, la détente s'installe. Avant de s'effacer, Maurice tend la carte de Scylla, si grande qu'elle se tient à deux mains. À quoi bon lire puisqu'un maître d'hôtel surgi d'ailleurs la racontera pour vous ? On écoute donc la description des mets accommodés par Scylla. Puis, on marque un silence. Ensuite, on pose des questions. Les plus audacieux chercheront à percer le mystère d'une sauce. Vaine quête. Le secret fait partie du scénario. Vient l'histoire du vin. On a droit aux armoiries, aux châteaux, aux détails du terroir. Coteaux sud ou nord, parfum de groseille, de noix, de myrtille, vendange tardive ou pas, élevage en fût, millésime. Inutile de vouloir décider. Chez Scylla, le sommelier tranche selon ses goûts et son humeur. Cela dépend du jour, des visions qui lui viennent. De l'estimation de la table, aussi. Cinq cents ou mille par tête ? Pour ma part, je m'en tiens au menu à 690 francs. Il offre l'avantage de survoler (de picorer, ajoutera le maître d'hôtel) le talent du chef. Chez Scylla, on connaît mon choix. Avec diplomatie, on convaincra l'impétrant d'adopter cette sage décision. La tactique est rodée. On laisse mariner mon client. Dans le creux d'un silence, le voilà qui parcourt les formules torsadées d'une carte absconse. Il tâtonne, hésite. Du regard, il demande du secours. Bon enfant, le maître d'hôtel conseille la formule toute faite qui satisfait l'appétit et la curiosité du nouveau venu. La proposition, d'un excellent rapport qualité-prix, donne droit à l'esbroufe de Scylla : petits plats dans les grands servis par la valse d'une brigade silencieuse, composée de serviteurs muets et sourds, paternels et parfaits. Au cours des deux heures qui suivront, pas une miette n'échappera à leurs attentions. Ainsi, suis-je libre de croquer tout cru mon client du jour.

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12/01/2000 216 pages 15,09 €
Scannez le code barre 9782080678799
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