#Roman francophone

A pas aveugles de par le monde

Leïb Rochman

Ce chef-d'oeuvre de la littérature yiddish s'ouvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, parmi les cendres, les corps disloqués, dans la froideur d'une terre sans Dieu. Le héros vogue de lieu en lieu. Chaque ville fait naître des romans dans le roman, où se croisent des dizaines de personnages, ceux qui ont connu "les Plaines", comme l'auteur nomme les lieux d'extermination, et les autres, les épargnés. Les premiers tentent de vivre, mais demeurent à tout jamais des êtres de souvenir ; les seconds souhaitent juste oublier. Puis les bourreaux, à leur tour, resurgissent. Entre ces hommes, entre les morts et les vivants, se tissent des liens : des drames anciens ou nouveaux éclatent, les sentences tombent. À pas aveugles de par le monde est un texte unique, mêlant avec une finesse et une puissance inégalées les registres de langue et de genre pour tenter de transmettre l'indicible, malgré tout.

Par Leïb Rochman
Chez Editions Gallimard

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Genre

Poches Littérature internation

 

 

 

 

 

FRÈRE D’ÂME

 

À la mémoire de Leïb Rochman

 

 

J’ignore si je vais savoir dire quelque chose de Leïb Rochman. Depuis ma jeunesse, je suis proche de lui. Tant de longues années formées de jours et d’heures. La première fois que je l’ai rencontré, c’était à Jérusalem, au début des années cinquante. J’étais déjà à l’époque un « vétéran », j’étudiais à l’université et m’essayais même à écrire. En vérité, ma vie était déchirée, embrumée, déracinée. Tout ce que je faisais était une tentative pour m’évader de moi-même. Rien n’avait pour moi de consistance sur la terre où je me mouvais. Ma jeunesse perdue dans les années de l’extermination cherchait réparation. Je ne savais pas avec quoi racheter ces années.

Je parlais de nombreuses langues, mais j’étais sans voix. Au service militaire, j’avais appris à parler, mais sans réussir à chasser le sentiment d’être étranger à la parole. Le yiddish n’était que partiellement ma langue maternelle. Mon yiddish était mêlé d’allemand et d’autres mots absorbés pendant les années de guerre. C’est de Leïb Rochman que j’entendis pour la première fois un yiddish pur, rythmique, qui ne caressait pas seulement l’oreille mais berçait tendrement le cœur.

Leïb Rochman était mon aîné de quatorze ans. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, il avait vingt-deux ans. Il était déjà imprégné de culture juive et se consacrait à écrire. Moi, je n’avais que huit ans. La guerre, je l’ai traversée comme dans un brouillard. Les souffrances laissèrent en moi une marque profonde, comme un énorme fardeau, se transformant avec le temps en une inexplicable sensation d’oppression. Tout en moi s’effritait : ni d’ici ni d’ailleurs.

Les années cinquante furent des années d’urgence. Les gens arrivaient en masse, avec le désir d’accomplir quelque chose. Des habitations. Le Vieux Yishuv perdait son apparence. Qu’est-ce que cela signifie ? Que se passe-t-il ici ? Tout semblait une continuation artificielle, vaine. La fièvre, le mélange des langues. Par-delà les souffrances naissait une vie banale, confuse, adaptée à quelques clichés pragmatiques : résurrection — et, d’une certaine façon, nouvelle défiguration.

Sans Rochman, qu’aurais-je fait ces années-là ? Il était l’un des rares à avoir traversé l’Anéantissement sans perdre sa physionomie juive. On aurait dit que les souffrances l’avaient raffinée et anoblie.

La fièvre des élans est peu à peu retombée. Nous étions semblables à de petits animaux domestiques abandonnés, aux sens éteints. Le sentiment d’abandon des années de guerre restait tapi en nous. Nous étions faibles, épuisés. Personne ne savait quoi faire de soi. Les bâtiments ressemblaient à des casernes, rôtissant dans la canicule. Le désir de dormir était plus fort que tout. C’est du fond de ce trouble que je vins vers Rochman — et miracle : chez lui demeuraient les senteurs enfuies des maisons disparues dans les flammes.

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trad. Rachel Ertel, Nadia Déhan-Rotschild
08/11/2013 866 pages 11,00 €
Scannez le code barre 9782070453146
9782070453146
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