#Roman francophone

Avec des mains cruelles

Michel Quint

Rop Claassens, célèbre reporter photographe, trouve la mort lors d'une prise d'otages dans un lycée de Lille. Dom, qui tient le bar Dominus Bier, et Judith, son associée, rachètent sa maison. Ils y découvrent qu'une jeune fille y a vécu avant de disparaître subitement. Avec Laura, une serveuse au passé trouble que Dom vient d'engager, ils partent à sa recherche. A force de fouiller les archives de Claassens, le trio est plongé au coeur de la grande histoire, depuis les premiers exploits lillois de la bande à Bonnot, du temps où celle-ci avait encore ses illusions anarcho-pacifistes, en passant par les SS wallons de Léon Degrelle, jusqu'aujourd'hui et les petites horreurs du quotidien. Nos apprentis détectives, animés par leur bel enthousiasme et leur soif de vérité, entraînent le lecteur de rebondissement en rebondissement.

Par Michel Quint
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

 

 

 

 

Rien n’est advenu ce matin de juin. Rien qui bouleverse le cours du monde, trouble le flot du temps. Nul n’aurait soutenu le contraire sur l’instant. Pourtant, peu avant déjeuner, il se fit un grand massacre dans un lycée, en plein centre de Lille. Hors ceux qui y furent mêlés directement et ceux qui y perdirent le jour, et en gardèrent forcément une mémoire très fugitive, le reste de la ville reçut un écho différé et d’autant plus terrible, en même temps que le pays entier, de la tragédie désormais inévitable.

Pour ma part, la nouvelle m’est parvenue à l’heure des apéritifs dans la rumeur des voitures montant jusqu’à l’unique fenêtre de mon établissement, parmi les débris de conversations abandonnées au fil de mon zinc par des clients émus. Précisons : je tiens un bar. Un rêve de bar. Rien que des eaux minérales, du café et des bières, des bières de toutes sortes. La bâtisse, place de la Déesse, est si étroite qu’elle se confond avec les restaurants qui l’épaulent, leurs murs mitoyens. Modestement, cet endroit est le nombril du monde, ni plus ni moins. Ceux qui fréquentent la salle en boyau, sans guéridons, au premier, où d’Artagnan a peut-être dormi avant de s’aller faire tuer à Maastricht, ne viennent pas s’asseoir par hasard sur la douzaine de tabourets chromés devant le comptoir du même roux sombre que les lambris. Pour y arriver il faut bien qu’ils aient commerce avec l’univers des songes. Boire chez moi tient d’abord de l’imagination. Même le nom, Dominus, peu se souviennent qu’il est celui d’une bière dont la réclame est restée accrochée sous la gouttière, une plaque ronde, émaillée, avec une couronne d’argent à trois pointes sur fond cramoisi entourée de l’inscription Dominus Bier. Une marque qui n’existe plus depuis la fermeture de la brasserie de mes parents au lendemain de la Seconde Guerre, voire un peu plus tard, vers Courtrai, ou Tournai, c’est selon. Il n’empêche, sans vraiment savoir pourquoi, personne ne m’appelle autrement que Dom, abréviation de Dominus et non de Dominique. Je n’ai rien d’un dimanche, d’un maître non plus, d’ailleurs. Gringalet moyen entre deux âges, vers cinquante, le cheveu assez brun, les traits d’un dont les ancêtres ont pas mal roulé leur bosse, au fond un homme sans qualités, physiquement au moins. De mon véritable nom Athanase Descamps. Ma mère qui avait fait ses humanités espérait me prémunir du trépas avec ce prénom : « celui qui ne meurt pas ». Comment lui en vouloir d’avoir ignoré que nul ne craint plus la mort que l’immortel parce qu’il doute de son privilège ? La mort des autres, scandaleuse, inique, qu’aucune morale, aucune religion, aucun combat ne peut justifier, nous ronge aussi la vie, à moi comme à elle, et, disons-le, à tous. Ainsi, ce jour de juin, quand le récit furieux, désordonné, de la tuerie au lycée a fait vaciller la mousse des chopes sur mon zinc, bien sûr c’était le souffle dernier des pauvres victimes qui s’exténuait, vibrait encore à peine dans les mots, et il m’a volé toute la lumière de l’été. Je le sais maintenant.

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05/04/2012 317 pages 8,20 €
Scannez le code barre 9782070446445
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