#Essais

Ethica erotica. Mariage et prostitution

Patrick Pharo

Peut-on offrir du sexe pour d'autres motifs que l'amour ou le désir ? La réponse allait de soi à l'époque des mariages arrangés à des fin de reproduction et pour toute la vie, quand, par ailleurs, la prostitution féminine offrait aux hommes mariés la volupté qu'ils ne trouvaient pas dans les unions officielles. Dans le contexte contemporain de liberté sexuelle, de couples égalitaires à durée limitée et de mariage pour tous, la prostitution devrait plutôt représenter un modèle de soin et d'attention érotique dont n'importe qui, homme ou femme, pourrait s'inspirer pour satisfaire son partenaire amoureux. Or, paradoxalement, cette contribution essentielle des travailleurs du sexe à l'éthique du plaisir leur est farouchement déniée, et la promotion, voire la sacralisation, de la libido sert au contraire à justifier la répression à leur encontre. Réflexion iconoclaste sur l'éthique du plaisir, cette sociologie morale contemporaine s'appuie sur des entretiens, des autobiographies et des documents littéraires et cinématographiques et, faisant appel à l'anthropologie comparée et aux neurosciences, explore les rapports ambigus du mariage et de la prostitution, entre devoir conjugal ou professionnel, vocation amoureuse ou libertine, réciprocité émotionnelle ou marchande.

Par Patrick Pharo
Chez Les Presses de Sciences Po

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Genre

Sciences historiques

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

Contrairement au diagnostic dressé par Denis de Rougemont au siècle dernier, les sociétés contemporaines ne séparent plus la « passion d’amour » du « plaisir des sens » ou de « l’amour comblé », mais les intègrent dans un même idéal de plénitude et de volupté amoureuse, que l’on peut goûter dans « la paix féconde des couples1 » aussi bien que dans des expériences plus débridées. Dans ce contexte de sexualité libérée, normalisée, psychologisée, et reconnue comme l’un des biens humains fondamentaux, la prostitution, qui a toujours fasciné artistes et philosophes, fascine peut-être encore davantage. Elle représente en effet un modèle de conduite érotique dont le caractère marchand reste controversé, mais qui apparaît désormais beaucoup plus vertueux qu’on l’a dit, le travail du sexe requérant en principe ce souci du plaisir et du bien-être d’autrui qui est la condition de la réussite pratique du sexe commercial comme de la volupté du sexe ordinaire. C’est la raison pour laquelle ce livre, qui porte sur l’éthique érotique en général, c’est-à-dire sur la façon de se conduire en amour, accordera une place importante, quoique non exclusive, au témoignage des travailleu(r)ses du sexe, l’idée étant de prendre le « prisme »2 de la prostitution comme outil d’analyse de l’éthique érotique dans d’autres situations : célibat, conjugalité, sérialité..., ce qui est aussi un détour fréquent des réflexions ordinaires sur la sexualité.

Le travail prostitutionnel exclut par définition toute relation amoureuse pleine. Et même si le soin professionnel du plaisir d’autrui n’est pas toujours ni nécessairement dépourvu de goût et d’affection, sa motivation principale reste celle de l’argent que l’on reçoit en contrepartie des tendresses et du plaisir que l’on donne. Cependant, et quoi qu’il en soit des sentiments réels ou simulés des praticien(ne)s, le travail du sexe offre toujours une certaine réponse pratique à la question : que faut-il faire à l’autre pour le rendre érotiquement heureux ? Or cette question, qui ne porte pas ici sur l’aspect technique (il existe suffisamment de livres et de films sur le sujet) mais sur la posture morale du travail prostitutionnel, est de celles que n’importe qui, homme ou femme, peut se poser, de la même façon qu’elle se pose dans les interviews et autobiographies des travailleur(se)s du sexe que j’ai réunies. J’aimerais que leurs témoignages soient non seulement acceptés, et non déniés au nom d’une supposée « défense de la dignité de la personne », d’un rejet de la « marchandisation du corps » ou d’une réaction d’horreur devant certaines conditions sociales de la prostitution, mais entendus comme moyen de penser l’éthique érotique dans son sens profond, qui inclut pour n’importe qui la triple question de l’amour, du plaisir et de la réciprocité.

Le livre qui s’ouvre n’est pas dogmatique. Il est au contraire largement documentaire et illustratif, et, j’espère, plutôt agréable à lire, compte tenu de notre goût commun pour les choses du sexe et des multiples figures que j’en expose. Mais, avant d’en venir au vif du sujet, je voudrais préciser les définitions qui le sous-tendent. Selon moi, une « éthique » est une conduite qui intègre le bien d’autrui dans le bien qu’on se fait à soi-même sous la forme du plaisir, de l’empathie, de la gloire, de la réputation, du devoir, de l’argent... Une conduite éthique qui exclut son propre bien est un sacrifice, quand ce n’est pas une pure hypocrisie. Une conduite qui exclut le bien d’autrui ou y porte injustement atteinte s’exclut elle-même du domaine de l’éthique. Quant à la notion d’« érotique », elle est prise ici au double sens d’un sentiment amoureux, c’est-à-dire un sentiment d’union et d’attachement, et d’une attraction sexuelle, au sens de l’appétence et de la recherche d’une récompense sexuelle. Ces deux sens ont tendance à aller ensemble, car le rapport sexuel implique habituellement une part de goût pour l’être sexuellement attirant, et le goût n’est qu’une forme élémentaire de l’amour, qui peut se révéler de plus en plus présent, élaboré et affirmé lorsqu’il devient durable ou total – l’amour plein n’étant sans doute rien d’autre qu’une absence totale de dégoût associée à des sentiments d’union et de préoccupation pour l’être aimé3. Mais le sentiment amoureux et le sexe peuvent aussi être séparés, quand par exemple on a du sexe sans amour – comme dans la prostitution –, ou de l’amour sans sexe – comme dans l’amour platonique ou l’amour courtois. Il existe néanmoins, on le verra4, de nombreux ponts, neurochimiques en particulier, entre les deux dimensions, sexuelle et amoureuse, de l’érotique. L’amour, ou du moins la question de l’amour, n’est jamais complètement absent d’une relation érotique, fût-ce sous les formes les plus prosaïques de la prostitution. Enfin, le sexe, accompagné ou non d’amour, revêt une dimension ludique que l’on a parfois tendance à oublier lorsqu’on veut le sacraliser ou le sanctuariser pour des raisons métaphysiques, morales ou féministes. Le sens du sublime ou le vertige du sacré5 relèvent sans doute de l’émotion érotique, qui touche à quelque chose d’énigmatique dans l’expérience corporelle, mais celle du jeu pour s’amuser de bon cœur avec un(e) partenaire en est une composante tout aussi décisive.

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13/06/2013 284 pages 24,00 €
Scannez le code barre 9782724613209
9782724613209
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