#Roman francophone

Marée basse marée haute

Jean-Bertrand Pontalis

"Chaque été, je passe mes vacances au bord de la ruer - c'est une nécessité pour moi - et chaque jour je consulte l'horaire des marées. Basse mer, pleine mer, marée basse, marée haute. marée montante, marée descendante, grande marée. Ces mots. à eux seuls, me donnent à rêver. Quand la mer se retire, je vois des estivants, parents et enfants, s'avancer sur la plage qui s'allonge mètre après mètre jusqu'à rendre la mer au loin à peine perceptible, elle se confond avec le ciel. Ils vont à la recherche de coquillages. Je me dis que ces coquillages, ces coques, ces palourdes, ces moules en grappes, ces bouts de bois rongés par le sel marin, ces morceaux de corde tombés d'un bateau de pêche, figurent ce qui est déposé dans ma mémoire : de petits restes - comme ils me sont précieux ! - qui seront tout à l'heure recouverts par la marée haute mais qui réapparaîtront, ceux-là ou d'autres, quand la mer de nouveau se retirera. Marée basse, marée haute, cette alternance est à l'image de ma vie, de toute vie peut-être. La vie s'éloigne, mais elle revient."

Par Jean-Bertrand Pontalis
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

Le commandant

 

 

C’est une plage très appréciée des estivants, surtout des familles. Elle n’est pas très grande. Légèrement incurvée, cernée par des rochers, à l’abri du vent, elle ignore les vagues puissantes, les rouleaux de l’Océan. Son sable est fin. Les enfants, nombreux, y courent dans tous les sens, vont vers l’eau, en reviennent, se bousculent, se lancent du sable, alors les parents crient « Arrête ! » et les enfants recommencent à courir, à crier dans une excitation croissante.

Adossé à un rocher, à l’extrémité de la plage, un vieil homme les regarde. Il reste là des heures, solitaire, silencieux. Tous sur cette plage sont entourés de sacs, de serviettes, de crèmes solaires, de parasols, de râteaux, de pelles. Le vieil homme n’a à ses côtés qu’une canne. Tous sont en maillot de bain, lui porte un pantalon de toile blanche, est coiffé d’un panama. Parfois, il ouvre un livre mais, le plus souvent, il regarde la mer et les enfants excités qui courent, s’ébattent, se renversent sur le sable.

Son regard scrute l’horizon, se perd dans le lointain, puis revient vers le plus proche, les cris des enfants. Il entend des prénoms qui ne lui sont pas familiers : « Vanessa, enlève ton maillot mouillé, Timothée, ramasse tes jouets, dépêche-toi Raphaël, arrête d’embêter ta sœur. »

À la fin de la journée, il quitte son rocher et s’en va, aidé de sa canne. Son équilibre est incertain mais il se tient bien droit, l’homme élégant. Au bout d’un moment, il s’arrête pour respirer un bon coup avant de reprendre sa marche avec précaution afin d’éviter les cailloux qui encombrent le chemin.

Où va-t-il ? On ne sait trop. Dans une maison qu’il aurait un peu plus loin ? Chez des amis ? Peu probable, il n’est jamais accompagné quand il vient sur cette plage où il n’y a que des enfants et de jeunes couples. Oui, il n’y a qu’un vieux, et c’est lui.

Cela fait des années qu’il vient là. Les enfants ne sont pas toujours les mêmes, les parents non plus. Mais lui occupe toujours la même place, on dirait qu’elle lui est réservée. Personne ne songe à s’en emparer, c’est son abri.

Beaucoup de choses ont changé autour de la plage : un escalier a été aménagé, une buvette a été installée un peu plus loin — mais lui ne change pas. Si, il a changé : il est de plus en plus maigre, il a de plus en plus recours à sa canne et, quand il quitte son rocher, on voit qu’il vacille, qu’il peine à retrouver son équilibre. Mais il s’efforce — on sent que c’est un effort, que pour rien au monde il ne voudrait marcher le dos voûté — de se tenir bien droit. Il ne se cache pas d’être un vieil homme, cela ne l’empêche pas de rester élégant, digne. Surtout ne pas se laisser aller, avoir de la tenue.

 

Cet homme m’intriguait. Qui était-il ? Qu’avait été sa vie ? Je n’osais pas m’adresser à lui. Sans doute ne m’aurait-il pas éconduit, se serait-il contenté de me sourire, car je l’imaginais aussi courtois que secret.

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26/04/2013 137 pages 13,90 €
Scannez le code barre 9782070141241
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