I
Marcelle
Marcelle Drouffe était une petite fille rêveuse et précoce ; dès l'âge de dix mois, elle avait donné les signes d'une extraordinaire sensibilité. « Quand tu te faisais mal ce n'était pas de douleur que tu pleurais », lui raconta plus tard sa mère, « mais parce que tu te sentais trahie par le monde ».
Ses parents la choyaient, et elle était si sage qu'ils ne la grondaient jamais ; mais elle connut de bonne heure le goût des larmes. Au soir tombant, elle se glissait sous le bureau de son père ou derrière les lourds rideaux du salon, et elle se laissait envahir par la tristesse et par la nuit. Elle pensait aux petits pauvres et aux orphelins dont elle avait lu les histoires dans des livres dorés ; elle pensait qu'elle deviendrait un jour une grande personne et que sa mère ne la prendrait plus sur ses genoux, ou encore elle imaginait que ses parents étaient morts, qu'elle était seule au monde. Alors, des gouttes roulaient le long de ses joues et elle sentait son corps chavirer dans un vide délicieux.
Elle aimait surtout pleurer dans les églises ; les jours de fête, Mme Drouffe l'emmenait admirer dans leurs crèches des enfants Jésus de cire ou respirer l'odeur des reposoirs ; à travers la brume lumineuse qui nimbe la flamme des cierges, Marcelle apercevait des visions merveilleuses ; son cœur fondait et elle offrait en sanglotant le sacrifice de sa vie à un jeune Dieu blond. Elle l'avait vu une fois, au cinéma ; le soir, dans son lit, elle lui faisait ses confidences, et elle s'endormait blottie contre le cœur de Jésus : elle rêvait d'essuyer avec ses longs cheveux de doux pieds nus.
Une grand-tante de Marcelle tenait un cabinet de lecture, rue Saint-Sulpice ; c'était une vieille femme à la voix cassée qui portait toujours un ruban autour de son cou ; Marcelle n'avait pas de plus grand plaisir que de passer une journée chez Mlle Olivier. Elle faisait son choix parmi les ouvrages destinés à la jeunesse (ceux dont le nom était suivi sur le catalogue de la lettre J) puis elle s'asseyait devant une petite table dans un sombre corridor tapissé de livres en uniformes noirs ; à la lueur d'une bougie, elle dévorait les contes de Schmidt, les romans de Reynes Montlaur ou des Mémoires historiques expurgés par Mme Carette. L'accès des couloirs était interdit aux clients ; seule une employée au corsage montant se glissait parfois à pas de souris dans les ténèbres ; elle grimpait à une échelle en s'embarrassant dans ses longues jupes et promenait le long des rayons la lumière d'une lampe électrique. Alors Marcelle savait qu'un nouveau visiteur venait d'entrer et s'était mis en silence sur une chaise de cuir ; elle jetait un coup d'œil curieux sur le magasin : elle apercevait surtout des vieilles dames et des prêtres. Juchée sur une espèce de chaire, Mlle Olivier surveillait la salle d'un regard sévère ; un grand registre noir et vert était ouvert devant elle, et avant de tendre aux clients les volumes dont le dos s'ornait d'une étiquette rouge pour les romans, jaune pour les ouvrages sérieux, elle inscrivait en lettres rondes le titre et le nom de l'auteur.
Extraits
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