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Critique littéraire
I. UN FILS DE LA RÉVOLUTION MEXICAINE
1914-1936
J’ai été lâche,
je n’ai pas vu de face le mal et aujourd’hui le siècle
au philosophe donne raison :
Le mal ? Une paire
d’yeux sans visage, un vide replet.
Le mal : quelqu’un personne, quelque chose rien.
Staline a-t-il eu un visage ? Le soupçon
lui mangea visage et âme et libre arbitre.
OCTAVIO PAZ
« Bien que ce soit la nuit »,
L’arbre parle, 1990
Un poète vénitien et ses voyages fantômes
Fils de la Révolution mexicaine, Octavio Ireneo Paz est né au numéro 14 de la petite rue de Venise, à Mexico, à minuit moins le quart, le 31 mars 1914, et non dans le petit village de Mixcoac dont la légende voudra qu’il devienne son paradis perdu. Paz s’amusait de ce que les rares personnes au courant de ce détail le désignent comme un « poète vénitien ».
Située en bordure de l’ancienne Colonia Juárez, refuge des nouveaux riches du porfiriat à la fin du XIXe siècle, la rue existe toujours et conserve une quiétude insolite dans la Zona Rosa, sorte de Greenwich local des années soixante-dix, alors habitée par des intellectuels et des hippies, et qui aujourd’hui est un quartier décrépit envahi par les criminels, la prostitution et les vendeurs ambulants. On sait donc où est né l’un des plus grands poètes du XXe siècle, mais on ne peut toujours pas visiter sa tombe, puisqu’il n’en a pas. Ses cendres sont conservées par sa veuve, Marie José. Peut-être faudrait-il respecter la volonté poétique de Paz qui, après avoir visité son quartier de Mixcoac balayé par la « Mère Tourbillon de Poussière », acheva son « Épitaphe sur aucune pierre » par ces mots : « Ma maison furent mes paroles, ma tombe l’air1. »
C’est Octavio Paz qui, passionné par l’histoire du Mexique, fut le premier à vouloir faire sortir de l’ombre son grand-père Ireneo Paz, né en 1836, et son père, Octavio Paz Solórzano, né en 1883. Bien avant l’effervescence biographique suscitée par le prix Nobel qu’il obtint en 1990, le poète avait déjà commencé à reconstruire poétiquement son enfance.
Dans A la orilla del mundo (1942) paraît « Élégie interrompue » dont le premier vers, « Aujourd’hui je me souviens des morts de chez nous », est une évocation de son grand-père car « On n’oublie jamais le premier mort / même s’il meurt comme un éclair, si vite », suivie d’une référence à son père « De celui qui était sorti pour quelques heures / — et nul ne sait dans quel silence il est entré2 ». « Élégie interrompue » et « Semences pour un hymne », premières idéalisations du vert paradis, seront réunis dans l’une de ses premières sommes poétiques, Liberté sur parole (1966).
Peut-être les intellectuels mexicains, avec qui Paz rentra polémiquer avec véhémence, vivaient-ils eux aussi dans le passé, obsédés par le mariage — ou le divorce — des Révolutions mexicaine et russe. Pour trancher ce nœud qui lui aussi l’étouffait, il écrivit les fascinants poèmes, longs et chargés de mémoire, des années soixante-dix (« Nocturne de San Ildefonso », « Retour » et Mise au net). Dans ces textes, son père, tempétueux et tourmenté, apparaît comme un véritable fantôme, exorcisé avec succès par un fils qui, avant cela, a imposé à sa famille « le catalogue détaillé des atrocités que les alcooliques infligent à leur famille3 ».
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