#Roman francophone

Ciel à perdre

Aksinia Mihaylova

Les poèmes d'amour sont des entreprises à risques. Beaucoup s'y essayent et s'y cassent les reins. Ceux de ce recueil, directement écrits en français par un poète bulgare, connu dans son pays et femme de surcroît, ont une puissance d'expression et une sensibilité qui évitent tous les pièges de ce genre de textes : pathos, sentimentalisme, mièvrerie. Par un jeu d'images inattendues, l'auteur renouvelle, avec beaucoup de pudeur dans l'émotion, le thème de l'amour. On passe lentement de l'embrasement amoureux à la détresse, de la fusion à la distance, de l'attente à la joie de retrouvailles. L'auteur redonne au vers libre sa jeunesse et sa plénitude. Ce faisant, elle rend un bel hommage à la langue française.

Par Aksinia Mihaylova
Chez Editions Gallimard

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Genre

Poésie

 

 

 

 

 

 

LA CINQUIÈME SAISON

 

 

C’était facile avant.

Pris dans les filets de la pluie

dans le cordage des rues inconnues

nos corps se libéraient de leurs peurs

reniaient l’oubli et devenaient immortels.

 

C’était facile même après :

après avoir partagé la pomme,

le verre de vodka, le fado,

la dernière cigarette

et les coups du clocher au petit matin.

 

Puis la pluie a cessé.

Il arrive toujours un moment où la pluie s’arrête

car le nouveau Noé n’est pas encore né,

car nous n’avons pas encore construit notre bateau.

 

Alors, les araignées ont commencé à tisser

leurs toiles dans le noyer au fond du jardin,

si fines, si confiantes au coucher du soleil,

qu’elles ne pouvaient pas résister

au fardeau de mes pensées

qu’il était impossible de partager avec toi :

 

nos poèmes sont des pièges pour le vent *.

 

Mais comment pourrais-je attraper le vent

qui s’enfonce à travers les herbes folles,

poussées peu après la moitié de ma vie ?

Le vent qui se glisse comme une faux

en frayant le sentier,

où la tortue de mes désirs insatiables

traîne sa carcasse.

 

Je passerai sous silence

que tu es la plaque vertébrale

sur le toit de ma maison de tortue,

que le temps passe vite

et les minutes s’allongent

comme un dimanche pluvieux de novembre

dans ces altitudes

où tu n’es pas.

 

Que la plaque petit à petit se décolle

et le vent siffle par-dessous,

se faufile entre mon dos dénudé

et le toit de ma maison,

et le froid s’empare de mon corps.

 

Je ne te dirai pas

que quand elle tombera enfin,

je resterai à jamais immobile et muette,

couchée parmi les herbes folles

qui poussent depuis des siècles

sur cette péninsule maudite.

 

Je ne sais même pas pourquoi

je te raconte tout cela :

tu ne parles pas ma langue

tu n’es qu’une pluie d’été égarée,

passant par hasard

peu après la moitié de ma vie.

 

 

*. « Pièges pour le vent » (1987), recueil de poèmes du poète lituanien Kornelijus Platelis.

La venue d’une barbare

 

 

 

 

 

 

DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA LIBERTÉ

 

 

Elle a pour maison toute une mer

et plein de fenêtres pour invitées.

Aussi chassez ce coq de l’escalier de pierre :

à l’aube, sa crête de feu embrasera les voiles

encalminées, à cause desquelles elle a coulé

dans ses yeux toutes les Ithaques.

 

Chassez donc ce coq

à présent qu’elle apprend à s’aimer

et que son corps souple s’habitue à l’ascèse,

à présent qu’elle promène sa frêle joie dans le jardin,

sans soupçonner combien de petites morts

l’attendent dans toutes ces fenêtres

qui ont assiégé la mer.

 

 

 

 

 

 

UN FOULARD LONG DE DIX-SEPT ANS

 

 

Nous hivernons depuis longtemps

dans des sud séparés

et nos rêves sont différents

mais nous les oublions le matin

c’est pourquoi nous volons encore ensemble.

 

Il est impossible de te raconter :

le jour de mars dans cette ville

est un foulard rouge ;

je lie le bout du matin

à l’embouchure de la rivière

et le vent le gonfle,

le promène dans les rues du quartier

et des pots de géraniums

poussent sur les balcons.

 

Je porte de la glaise et des brins de paille

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04/06/2014 110 pages 13,90 €
Scannez le code barre 9782070145089
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