#Roman francophone

Les oiseaux vont mourir au Pérou. Gloire à nos illustres pionniers

Romain Gary

Il n'y a pas eu préméditation de ma part : en écrivant ces récits, je croyais me livrer seulement au plaisir de conter. Ce fut en relisant le recueil que je m'aperçus de son unité d'inspiration : mes démons familiers m'ont une fois de plus empêché de partir en vacances. Mes airs amusés et ironiques ne tromperont personne : le phénomène humain continue à m'effarer et à me faire hésiter entre l'espoir de quelque révolution biologique et de quelque révolution tout court.

Par Romain Gary
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

 

 

 

 

 

Il sortit sur la terrasse et reprit possession de sa solitude : les dunes, l’Océan, des milliers d’oiseaux morts dans le sable, un canot, la rouille d’un filet, avec parfois quelques signes nouveaux : la carcasse d’une baleine échouée, des traces de pas, un chapelet de barques de pêche au lointain, là où les îles de guano luttaient de blancheur avec le ciel. Le café se dressait sur pilotis au milieu des dunes ; la route passait à cent mètres de là : on ne l’entendait pas. Une passerelle en escalier descendait vers la plage ; il la relevait chaque soir, depuis que deux bandits échappés de la prison de Lima l’avaient assommé à coups de bouteille pendant qu’il dormait : le matin, il les avait retrouvés ivres morts dans le bar. Il s’accouda à la balustrade et fuma sa première cigarette en regardant les oiseaux tombés sur le sable : il y en avait qui palpitaient encore. Personne n’avait jamais pu lui expliquer pourquoi ils quittaient les îles du large pour venir expirer sur cette plage, à dix kilomètres au nord de Lima : ils n’allaient jamais ni plus au nord ni plus au sud, mais sur cette étroite bande de sable longue de trois kilomètres exactement. Peut-être était-ce pour eux un lieu sacré comme Bénarès aux Indes, où les fidèles vont rendre l’âme : ils venaient jeter leur carcasse ici avant de s’envoler vraiment. Ou peut-être volaient-ils simplement en ligne droite des îles de guano qui étaient des rochers nus et froids alors que le sable était doux et chaud lorsque leur sang commençait à se glacer et qu’il leur restait juste assez de forces pour tenter la traversée. Il faut s’y résigner : il y a toujours à tout une explication scientifique. On peut évidemment se réfugier dans la poésie, se lier d’amitié avec l’Océan, écouter sa voix, continuer à croire aux mystères de la nature. Un peu poète, un peu rêveur... On se réfugie au Pérou, au pied des Andes, sur une plage où tout finit, après s’être battu en Espagne, dans le maquis en France, à Cuba, parce qu’à quarante-sept ans on a tout de même appris sa leçon et qu’on n’attend plus rien ni des belles causes ni des femmes : on se console avec un beau paysage. Les paysages vous trahissent rarement. Un peu poète, un peu rê... La poésie sera du reste expliquée un jour scientifiquement, étudiée comme un simple phénomène sécrétoire. La science avance triomphalement sur l’homme de tous les côtés. On devient propriétaire d’un café sur les dunes de la côte péruvienne, avec seulement l’Océan comme compagnie, mais à cela aussi il y a une explication : l’Océan n’est-il pas l’image d’une vie éternelle, la promesse d’une survie, d’une ultime consolation ? Un peu poète... Il faut espérer que l’âme n’existe pas : la seule façon pour elle de ne pas se laisser prendre. Les savants en calculeront bientôt la masse exacte, la consistance, la vitesse ascensionnelle... Quand on pense à tous les milliards d’âmes envolées depuis le début de l’Histoire, il y a de quoi pleurer : une prodigieuse source d’énergie gaspillée : en bâtissant des barrages pour les capter au moment de leur ascension, on aurait eu de quoi éclairer la terre entière. L’homme sera bientôt entièrement utilisable. On lui a déjà pris ses plus beaux rêves pour en faire des guerres et des prisons. Dans le sable, certains oiseaux étaient encore debout : les nouveaux venus. Ils regardaient les îles. Les îles, au large, étaient couvertes de guano : une industrie très profitable, et le rendement d’un cormoran en guano au cours de son existence peut faire vivre une famille entière pendant le même laps de temps. Ayant accompli ainsi leur mission sur terre, les oiseaux venaient ici pour mourir. Tout compte fait, il pouvait dire qu’il avait lui aussi accompli sa mission : la dernière fois, dans la Sierra Madre, avec Castro. Le rendement en idéalisme d’une belle âme peut faire vivre un régime policier pendant le même laps de temps. Un peu poète, voilà tout. On ira bientôt dans la lune, et il n’y aura plus de lune. Il jeta sa cigarette dans le sable. Un grand amour peut naturellement arranger tout cela, pensa-t-il moqueusement, avec une assez forte envie de crever. La solitude le prenait ainsi parfois le matin, la mauvaise solitude : celle qui vous écrase au lieu de vous aider à respirer. Il se pencha vers la poulie, saisit la corde, baissa la passerelle et rentra se raser, regardant comme chaque matin son visage avec surprise dans le miroir : « Je n’ai pas voulu cela ! » se dit-il comiquement. Avec tous ces cheveux gris et les rides, on voyait très bien ce que cela allait donner dans un an ou deux : il ne vous resterait plus qu’à vous réfugier dans le genre distingué. Le visage était long, mince, avec des yeux fatigués et un sourire ironique qui faisait ce qu’il pouvait. Il n’écrivait plus à personne, ne recevait plus de lettres, ne connaissait personne : il avait rompu avec les autres, comme toujours lorsqu’on essaie en vain de rompre avec soi-même.

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25/07/1975 288 pages 7,00 €
Scannez le code barre 9782070366682
9782070366682
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