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Les ailes coupées
Si la bêtise avait un poids, le major aurait déjà fait craquer la branche. Il était assis sur l’écorce, les pieds dans le vide, et il jetait des flèches vers une forme noire qui gesticulait juste en dessous.
Le major Krolo était bête, infiniment bête, et il mettait une très grande application dans sa bêtise. Dans cette discipline, c’était plus qu’un professionnel : c’était un génie.
Il faisait nuit dans l’arbre. Une nuit avec des paquets de brume et de vent glacé. En fait, l’obscurité s’était maintenue toute la journée. Depuis la veille, les cimes de l’arbre étaient plongées dans un ciel noir de fin du monde. L’humidité faisait monter des branches une lourde odeur de pain d’épices.
– Deux cent quarante-cinq, deux cent quarante-six…
En combien de flèches allait-il achever cette bestiole engluée dans la sève ? Emmitouflé dans un manteau à poil dur, Krolo comptait.
Il passa les pouces sous son manteau pour aller faire claquer ses bretelles.
– Deux cent cinquante…
Parcouru d’un frisson de satisfaction, il reboutonna son col.
Le major avait longtemps martyrisé ses semblables avec un talent reconnu. Après quelques soucis personnels, il avait refait sa vie, changé de nom, mis des bretelles à la place de sa ceinture pour qu’on ne le reconnaisse pas. Il s’était inventé le grade de major et, par prudence, il ne torturait plus que les animaux.
Il le faisait discrètement, la nuit, en se tenant un peu à l’écart, comme un vieux garçon qui va fumer la pipe en cachette de sa mère.
Plus bas, la pauvre créature releva une dernière fois la tête vers son bourreau. C’était un papillon. Un papillon aux ailes coupées… Le travail avait été grossièrement fait, avec une hache mal affûtée. On ne lui avait laissé sur le dos que deux crêtes ridicules qui battaient dans le vide. Du joli travail de barbare.
– Deux cent cinquante-neuf, compta Krolo en l’atteignant au flanc droit.
Soudain, derrière le major, dans l’épais brouillard, une ombre passa.
L’apparition ne fit aucun bruit. L’ombre agile arriva d’en haut, effleura l’écorce et disparut dans l’obscurité. Oui, quelqu’un surveillait la scène. Le major n’avait rien vu : la bêtise est une occupation à plein-temps.
La dernière flèche de Krolo s’était enfoncée dans la chair du papillon. La bête éclopée se cabra sans gémir.
L’ombre traversa à nouveau, en tournoyant sur elle-même avec une agilité extraordinaire. Mi-danseuse, mi-acrobate, l’ombre veillait. Cette fois un reflet passa dans l’œil du papillon.
Krolo se retourna, inquiet.
– Soldat ? C’est toi ?
Il se gratta nerveusement le crâne à travers le bonnet. Il avait le front bas et portait un bonnet en mailles d’où sortaient quelques boucles grasses.
Malgré sa petite tête et ses rares neurones, le major Krolo savait bien que l’ombre n’était pas celle d’un de ses soldats. Tout le monde en parlait : le soir, une ombre mystérieuse se faufilait dans les Cimes. On ignorait quel était cet être furtif qui semblait monter la garde.
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