I, 1
Dans le bus qui me conduit chez moi, je veux dire chez mes parents, en fait chez ma mère, seulement chez ma mère, je me tiens près du chauffeur pour voir Paris défiler, m’en mettre plein la vue, comme si c’était la dernière fois, ou la première. Je rentre à la maison, en proche banlieue, la main droite crispée sur mon cartable que j’ai conservé du lycée. Je me répète qu’à la rentrée je suivrai des cours à la Sorbonne. Je serai ainsi en voie d’acquérir mes quartiers de noblesse. Nul des miens ici ne m’a précédé.
Pour m’en retourner, j’ai choisi à dessein le parcours le plus long, comme pour faire durer le plaisir. Selon maman, c’est là une chose immorale, le plaisir, et que ça dure. D’où tient-elle cette bêtise ? D’un curé ? Elle n’en a guère fréquenté. Mais non, elle les sécrète elle-même, comme une grande, les bêtises. Elle en est bien capable. Elle ne les tient que d’elle-même, elle n’est le maillon d’aucune chaîne de transmission. Elle émet les bêtises qui l’enchaînent elle-même. Et puis moi, par voie de conséquence, car la bêtise est poreuse, elle va au contact. Mais d’où me vient cette hostilité soudaine envers maman ? Il n’y a vraiment pas de raison.
J’avise une place libre. Une jeune fille en face de moi relève la tête. Elle est accompagnée de deux enfants, un garçonnet et un bébé qu’elle tient contre elle. Le bébé pousse de petits cris, comme des coin-coin, à la Donald Duck. Ils sont peut-être américains. Nos regards se croisent, et ils insistent, comme si nous voulions, elle et moi, vérifier quelque chose qu’on n’a qu’entraperçu, un petit détail, presque rien. Elle, bien sûr, j’ignore ce qu’elle entend vérifier. Quelque chose de familier émane d’elle. Et elle, qu’a-t-elle reconnu au juste en moi ?
Oui, j’ai pris le trajet le plus manifestement long, préférant le bus au métro. Même, j’ai dû changer de bus, car aucun ne m’amenait directement chez moi. Tout cela pour savourer, et tout seul, en égoïste, tout à ma joie personnelle. Mais de toute façon, j’aime prendre le bus. Cela fait de moi un touriste, qui regarde le monde de sa fenêtre, d’en haut, qui n’y est pour personne, qu’on ne distingue pas, pendant que lui au contraire… À qui on ne demande rien, hors de portée. Oui, un touriste, mais qui ne serait pas en vacances, un touriste qui vivrait ainsi, dont ce serait le mode de vie de vivre ainsi, en touriste, mais sans être pour autant en vacances.
Les rues défilent, des monuments, des lycées, des mairies, des bouches de métro modern style, des casernes de pompiers, des saynètes fugitives, des brins de romances peut-être, des drames plus sûrement. Je ne fais attention à rien, et puis ça défile si vite. Un film à toute vitesse, locomotive emballée.
Me voici fier et soulagé. Je n’aurai plus, au lycée, à subir des matières rébarbatives. Désormais, tout ne sera que passion, amour pur et désintéressé. Je suis prêt, je suis mûr, il n’est que temps. Rien qui puisse retarder le moment où je serai écrivain. Mais si je dois l’être, que ne le suis-je déjà ?
Extraits
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