Antiplasme de Cnossos
Sage antique grec
I. Antiplasme naquit dans l’île de Crète, à Cnossos, vers 383 avant notre ère. Son père, Néon, était pêcheur de calmars et sa mère morte en couches. De son enfance, on ne sait presque rien, sinon qu’il avait douze ans quand son oncle l’adopta1. En effet, son père, non content de pêcher des calmars, se mit en tête de les domestiquer afin d’en tirer un spectacle lucratif. Il eût voulu qu’ils fissent avec leurs tentacules des figures géométriques ; qu’ils répondissent oui ou non aux questions les plus ardues, en gesticulant de manière suggestive ; et même – car il est bon parfois de pimenter l’étonnement par un effet comique – qu’ils se donnassent des gifles tour à tour, et de plus en plus fort, comme s’ils se disputaient ou revendiquaient leur droit. Avec un tel numéro présenté dans l’île puis dans toute la Grèce, Néon pensait sortir de la pauvreté. Malheureusement, à ces beaux projets, les céphalopodes ne voulurent rien entendre ; que Néon les cognât d’un bâton ou les récompensât de crustacés, ils ne répondaient qu’une fois sur dix à la moindre de ses directives. Au début, comme il partait de zéro, le dresseur crut à de réels progrès. Cette croyance le perdit. Sans elle, il eût renoncé au bout d’un ou deux mois à civiliser des encornets. Mais hélas il se persuada trop vite de sa future réussite, et dès lors s’y attacha comme un prisonnier de gré. Mater ces calmars revêches devint chez lui une obsession maladive à quoi il passait tout son temps, se privant de repas, délaissant son jeune fils. Incapable d’accepter son échec, il finit après un an d’acharnement pédagogique par sombrer dans la paranoïa et s’imagina que les « ventousards », comme il les appelait, se moquaient de lui ; comprenaient très bien ses ordres, puisqu’ils les appliquaient une fois sur dix, c’est-à-dire juste assez pour que lui, Néon, si patient, si bon, ne renonce pas à son entreprise. Bientôt, il les entendit rire. Les dernières images qu’emporta Antiplasme avant de quitter son père furent celles d’un homme aux bras ballants, dont les yeux fixes, vitreux et ronds, visitaient les abysses de sa propre bêtise. Néon, loin d’avoir humanisé ses calmars, avait été calmarisé par eux.
II. C’est Tisias, l’oncle maternel, qui prit la décision d’éloigner Antiplasme de cet être hybride. Il l’emmena dans les quartiers sud, où résidait Phratos, le plus riche sénateur de la ville. Tisias lui servait d’homme de main, s’occupant d’espionnages, de chantages, et récupérant par la menace ou la rossée les créances du patron. Pour se rembourser de son adoption, il initia Antiplasme à l’art de l’entourloupe. Le garçon apprenait vite, et devint foncièrement retors.
III. Pour sa vingt et unième année, Phratos l’honora d’une réception. Antiplasme, qui n’avait connu du pouvoir que les mauvais coups commis sous sa procuration, entra dans son bel aspect comme une vermine dans un gros gâteau. Tout attira son âme juvénile : les fontaines, les dorures, les peintures murales ; le labyrinthe infini des portes chantournées et des dalles en damier que traversaient dix, vingt, trente clarotes2 affairés ; le hiératisme des gardes en armes. On finit par ouvrir devant lui deux gigantesques vantaux. Phratos apparut, assis sur un trône de fer. Au-dessus de sa tête, deux flambeaux encadraient le museau naturalisé d’un taureau. Sa tunique, ourlée en mer agitée, dissimulait mal une immuable bedaine. Dans le chou-fleur rouge du visage, les yeux bleus, cernés de khôl, changeaient de direction, vifs comme des vanneaux. Il sentait le parfum à vingt stades. Antiplasme en eut un haut-le-cœur, que Phratos prit pour un excès d’anxiété. Le sénateur fit servir du vin, puis tint en substance ce discours :
Extraits
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