#Essais

Serial social. Confessions d’une assistante sociale

Elise Viviand

Voici le premier témoignage d'une assistante sociale en France. Elle montre à travers des anecdotes et de nombreux témoignages les aberrations d'un système qui se mord la queue et qui n'aurait plus de protecteur que le nom. S'appuyant sur son parcours professionnel, sa pratique et ses rencontres, l'auteure essaie de donner des mots, des visages et du concret à notre système de protection sociale.

Par Elise Viviand
Chez Liens qui libèrent (Les)

0 Réactions |

Genre

Sociologie

 

 

 

 

 

 

I

 

Anonyme et gratuit

 

 

 

« Ce n’est pas les médecins qui nous manquent. C’est la médecine. »

Montesquieu, Cahiers 1716-1755.

 

 

 

 

 

1

 

 

C’était mon premier jour.

Assise sagement près de l’éducatrice, j’écoutais assidûment leur échange. Il avait un prénom surprenant avec deux y et deux é, une barbe noire et sale, des vêtements raidis par la crasse. Je ne comprenais rien. Il était question de passeport et d’ambassade, il a pleuré quand elle a parlé de son départ. Il avait bu, me semblait-il. Elle lui a donné les croissants du matin qui restaient. Il les a dévorés.

J’ai dû lui donner un rendez-vous avec moi pour la prochaine fois, sans savoir de quoi il s’agissait, sans me douter que je venais d’en prendre pour six ans. Il m’avait fait mal au cœur. Ce n’était pas une question d’odeur.

Quinze minutes plus tard, l’éducatrice a disparu pour revenir avec un dossier épais de 5 à 10 cm et une disquette informatique. Il n’avait rien. Juste un dossier. Incarcérations à Fresnes, photocopie d’un vieux passeport, lettres à l’ambassade du Congo, rapport social qui résumait sa vie.

Fils de ministre sous Mobutu, étudiant en sciences politiques à Kinshasa, il s’est opposé au gouvernement en place, respectant le vieux principe selon lequel il faut savoir tuer son père pour devenir un homme. Lorsqu’il est menacé par les autorités, son père le fait évacuer in extremis avec un faux passeport pour qu’il termine son cursus universitaire en France. Accaparé par une femme avec qui il aura un enfant, il ne validera jamais son 1er semestre. Il touche un peu à la dope puis il plonge : deal, consommation. L’idylle se termine, il découvre les squats et la spirale s’enclenche. Il tombe pour trafic, subit la double peine, incarcération et interdiction de présence en France, sort de prison quelques semaines, y retourne, étranger sans papier et sous produit, défoncé. Il jette son faux passeport, utilise des alias pour berner les autorités et cumuler, anonyme, une dizaine de condamnations. Il passe quinze ans entre la rue et la prison, arrête la blanche et découvre la blonde et la brune dosées à 8 %. Vingt ans loin de sa famille. Ah oui ! j’oublie… Diagnostiqué schizophrène il y a cinq ans.

 

Je m’intéresse au dossier. J’avoue. J’avais déjà le goût des situations inextricables allié à une passion pour le droit des étrangers et une fascination pour le 8e bureau du 4e étage de la préfecture, collé aux RG et réservé aux indigents étrangers, voués bien souvent à l’expulsion. Rien de plus réjouissant que de s’évertuer à contrarier la logique implacable de l’Administration et que de grignoter du terrain, contre toute attente, sans considération pour les passés tumultueux, sordides, bien éloignés des discours consensuels sur les droits et devoirs des étrangers en France.

 

Je le vois souvent, il est charmant et séducteur. Il me demande de l’épouser entre deux billets de 5 € glissés sur mon bureau, commente mes variations de poids, la géopolitique grâce à Métro, flatte ou dénonce ma tenue du jour, se coupe les cheveux, devient propre et beau, boit moins, dort dehors. On s’occupe de ses papiers. Un marathon.

Commenter ce livre

 

02/04/2014 154 pages 14,90 €
Scannez le code barre 9791020901019
9791020901019
© Notice établie par ORB
plus d'informations