Vieillir
L'approche de la vieillesse, cette via dolorosa, nous est présentée comme une longue descente après l'âge d'or de la jeunesse. Pourtant on trouverait difficilement quelqu'un que la perspective de revivre son adolescence ou même ses vingt ans ne ferait pas frémir. On n'apprend que lentement à apprivoiser ses propres émotions. J'ai entendu bien des gens déclarer que la trentaine ou la quarantaine étaient pour eux le meilleur âge. La vie humaine, que Shakespeare considère comme une succession d'étapes, n'est pas clairement délimitée, surtout quand on découvre sur soi très jeune les signes avant-coureurs du vieillissement, avec l'apparition des premiers cheveux blancs, comme de la neige en plein été.
Il reste que nous savons qu'un moment va venir où certains événements vont se produire. Nous sommes avertis, on ne cesse d'en parler. Les dents, les yeux, les oreilles, la peau : rien ne pourra vous surprendre, vous semble-t-il. Cependant je ne me rappelle pas avoir entendu noter qu'on allait rapetisser. Mes jupes, qui la veille retombaient agréablement jusqu'au mollet ou aux chevilles, rasent la terre le lendemain. Que s'est-il passé ? Se sont-elles allongées ? Non, c'est moi qui ai perdu dix centimètres. Alors que je me considérais comme une femme bien bâtie, je commence à me demander à partir de quelle taille je mériterai d'être qualifiée de naine.
Il n'y a rien d'étonnant à se regarder dans les miroirs et à penser : qui est cette vieille femme ?
On n'est pas pris au dépourvu en se découvrant, sur de vieilles photos de famille, sous les traits de notre mère ou de notre grand-père.
Quant à l'accélération des années, elle a commencé de bonne heure.
Mais c'est maintenant que commencent les surprises délicieuses. Le temps devient fluide. Il est amusant de regarder un vieux visage, par exemple dans un bus, et d'imaginer ce qu'il a dû être dans sa jeunesse. Ou de projeter sur un visage juvénile ce qu'il sera dans trente ou quarante ans. Voir dans une petite fille en train de gambader la jeune fille, la femme d'âge mûre, la vieille femme. Les ordinateurs nous ont appris à le faire.
Et cette fluidité n'empêche pas la permanence, car la personne contemplant le visage âgé dans le miroir est la même qui partage vos plus anciens souvenirs, remontant à votre deuxième année voire plus tôt. L'essence de l'enfant est la même que celle de la vieille femme. « Me voici, je n'ai pas changé du tout. »
Mieux encore, il arrive ce qui n'a jamais été prédit ni même décrit, je crois : les impressions gagnent en fraîcheur et en intensité. Il semble qu'un voile qui ternissait la vie ait disparu. Comme Miranda, vous avez envie de vous écrier : « Quel monde nouveau et merveilleux ! » Vous ne vous rappelez pas avoir jamais éprouvé une telle sensation. Quand vous étiez plus jeune, l'habitude ou l'urgence l'emportaient. Vous voilà saisie et bouleversée par des instants où le caractère improbable de votre vie s'empare de vous comme une fièvre. Chaque détail paraît remarquable. Les gens, les expériences, les événements se présentent à vous avec l'immédiateté d'acteurs jouant dans un drame barbare et splendide où il semble que vous ayez un rôle. Un regard nouveau vous a été donné. C'est là sans doute ce que ressent un tout petit enfant en regardant le monde pour la première fois : tout est miracle. À bien des égards, la vieillesse donne aux souvenirs une vie nouvelle.
Extraits
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