#Roman francophone

Le gène du garde rouge. Souvenirs de la révolution culturelle

Ying Luo

"A ce jour, en Chine et dans la diaspora chinoise, ce livre est sans exemple. Autant par ce qu'il dit que par la forme choisie pour le dire. C'est un témoignage violent, éprouvant, qui ne s'attarde pas, mais n'omet aucun détail. C'est une épopée sans apprêt qui déploie ses séquences en rafale, sans se soucier de reprendre souffle, comme s'il s'agissait, à cinquante ans de distance, de ne pas perdre un instant. Car ces Souvenirs de la Révolution culturelle se donnent en urgence et utilisent la scansion poétique afin que les infamies, les meurtres, les tortures, les règlements de compte et les traquenards de la survie restent sur le qui-vive. Excepté les suppliciés, personne ne sort indemne de ce chaos collectif. L'auteur pas plus que quiconque. Il fut à la fois victime et coupable, et l'impact de sa parole tient à cet aveu. Persécuté (le cadavre de son père jeté aux ordures et sa mère à mendier dans les rues), il ne cache rien de son embrigadement progressif, de l'irruption, voire de la révélation, dans sa conscience et dans son corps, de ce terrifiant "gène du garde rouge" dont il sait qu'il ne se débarrassera jamais tout à fait, quelque remords, volonté ou désir qu'il en ait désormais. Luo Ying signe ici un texte d'une lucidité sans faille, dont la visée manifeste est d'en finir au plus vite avec l'amnésie institutionnalisée de Pékin à Shanghai, de Yinchuan à Hong Kong. Sans illusion cependant, puisqu'il ne peut qu'acquiescer au verdict de Paul Veyne qui, en dernière analyse, affirme que "l'Histoire est méchante"."André Velter.

Par Ying Luo
Chez Editions Gallimard

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Auteur

Ying Luo

Genre

Poésie

 

 

 

 

 

 

PRÉLUDE

 

 

5 octobre 2012, 18:32, vol MU5171 siège 6A

Retour de la Montagne Jaune à Pékin

 

Je me lève au milieu de la nuit pour écouter un bruit qui vient de loin

Peut-être est-ce un cheval ou peut-être Satan, ou bien un chasseur

Il s’avance toutes griffes rentrées, à pas lents, déterminés

Me poursuit jour et nuit me guette me prend pour ennemi

Informe d’une odeur âcre il tousse bruyamment en tremblant

Enroule sa longue langue écarlate autour de fragments d’os ou d’âme

Jamais ne vole mais sans cesse fait battre ses ailes gigantesques

Me force à fuir dans l’ombre à siffler tel un serpent face au danger

Je me dis qu’il ne s’agit que d’une réincarnation retrouve mon calme

Ses râles sont puissants, saccadés, pareils à ceux du vieillard de la chambre voisine

Le passé abominable, rampant sans un bruit comme des fourmis

Terreur et infamie en tout genre feu toxique obstruant les passages du monde

On imagine un anéantissement total alors l’aube commence à poindre

Rose pâle diaphane infinie

Lui, agite sa main géante pour saluer la Terre en Maître de l’Histoire

Découvre ses crocs acérés, souffle avec dédain sur tout le siècle

Moi, j’étends mon mépris à l’univers entier : ciel, soleil lune et étoiles

Levant la tête pour le viser au cœur, je crie : « Maudite époque ! »

 

 

 

 

 

 

MON PÈRE, TAS D’OS DESSÉCHÉS

 

 

5 octobre 2012, 18:50, vol MU5171, siège 6A

Retour de la Montagne Jaune à Pékin

 

 

I

 

Mon père n’était pas un homme doux

Yeux en colère, voix rauque, main levée

Il m’a frappé : j’avais deux ans et j’ai pleuré

Il m’a pris dans ses bras et m’a couché sur le kang

M’observant du coin de l’œil, il surveillait mon sommeil

Quand j’avais trois ans, il a été ligoté et emmené

Accusé d’être un contre-révolutionnaire actif

Par le mouvement de lutte contre « les deux maux1 » du Ningxia2

Ennemi du peuple, il fut incarcéré dans le camp du Lac de l’Ouest

Les détenus étant nombreux, la cellule exiguë, mon père tomba malade

D’une seule gorgée il avala les médicaments

Qu’il avait accumulés en secret trois mois durant

Lorsqu’on l’enterra sur la grève déserte, il avait les yeux ouverts

Les sourcils en bataille, les lèvres enflées

Classé ennemi du peuple, n’ayant pas droit à une stèle

Père pourrit, anonyme comme un chien

Il devint alors un tas d’os blanchis sur la plaine aride

Sans couleur ni odeur

Plus tard, la révolution triompha, mon père fut innocenté

On me versa trois mille yuans d’indemnité

Cependant à ce jour, j’ignore encore

Comment libérer son âme ligotée

 

5 octobre 2012, 19:21,

sur l’autoroute en direction du Terminal 2 de l’aéroport

 

 

 

 

II

 

 

Mes premiers souvenirs de la Patrie : la faim, la misère, la honte, l’indignité

Mes derniers souvenirs de mon père : la réunion publique suivant son arrestation

Les révolutionnaires avaient capturé de nombreux contre-révolutionnaires

Ils ligotèrent Père, serrant fort ses bras et sa gorge avec une grosse corde de chanvre rêche

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trad. Shuang Xu, Martine De Clercq
15/01/2015 227 pages 20,00 €
Scannez le code barre 9782070147496
9782070147496
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