PRÉLUDE
5 octobre 2012, 18:32, vol MU5171 siège 6A
Retour de la Montagne Jaune à Pékin
Je me lève au milieu de la nuit pour écouter un bruit qui vient de loin
Peut-être est-ce un cheval ou peut-être Satan, ou bien un chasseur
Il s’avance toutes griffes rentrées, à pas lents, déterminés
Me poursuit jour et nuit me guette me prend pour ennemi
Informe d’une odeur âcre il tousse bruyamment en tremblant
Enroule sa longue langue écarlate autour de fragments d’os ou d’âme
Jamais ne vole mais sans cesse fait battre ses ailes gigantesques
Me force à fuir dans l’ombre à siffler tel un serpent face au danger
Je me dis qu’il ne s’agit que d’une réincarnation retrouve mon calme
Ses râles sont puissants, saccadés, pareils à ceux du vieillard de la chambre voisine
Le passé abominable, rampant sans un bruit comme des fourmis
Terreur et infamie en tout genre feu toxique obstruant les passages du monde
On imagine un anéantissement total alors l’aube commence à poindre
Rose pâle diaphane infinie
Lui, agite sa main géante pour saluer la Terre en Maître de l’Histoire
Découvre ses crocs acérés, souffle avec dédain sur tout le siècle
Moi, j’étends mon mépris à l’univers entier : ciel, soleil lune et étoiles
Levant la tête pour le viser au cœur, je crie : « Maudite époque ! »
MON PÈRE, TAS D’OS DESSÉCHÉS
5 octobre 2012, 18:50, vol MU5171, siège 6A
Retour de la Montagne Jaune à Pékin
I
Mon père n’était pas un homme doux
Yeux en colère, voix rauque, main levée
Il m’a frappé : j’avais deux ans et j’ai pleuré
Il m’a pris dans ses bras et m’a couché sur le kang
M’observant du coin de l’œil, il surveillait mon sommeil
Quand j’avais trois ans, il a été ligoté et emmené
Accusé d’être un contre-révolutionnaire actif
Par le mouvement de lutte contre « les deux maux1 » du Ningxia2
Ennemi du peuple, il fut incarcéré dans le camp du Lac de l’Ouest
Les détenus étant nombreux, la cellule exiguë, mon père tomba malade
D’une seule gorgée il avala les médicaments
Qu’il avait accumulés en secret trois mois durant
Lorsqu’on l’enterra sur la grève déserte, il avait les yeux ouverts
Les sourcils en bataille, les lèvres enflées
Classé ennemi du peuple, n’ayant pas droit à une stèle
Père pourrit, anonyme comme un chien
Il devint alors un tas d’os blanchis sur la plaine aride
Sans couleur ni odeur
Plus tard, la révolution triompha, mon père fut innocenté
On me versa trois mille yuans d’indemnité
Cependant à ce jour, j’ignore encore
Comment libérer son âme ligotée
5 octobre 2012, 19:21,
sur l’autoroute en direction du Terminal 2 de l’aéroport
II
Mes premiers souvenirs de la Patrie : la faim, la misère, la honte, l’indignité
Mes derniers souvenirs de mon père : la réunion publique suivant son arrestation
Les révolutionnaires avaient capturé de nombreux contre-révolutionnaires
Ils ligotèrent Père, serrant fort ses bras et sa gorge avec une grosse corde de chanvre rêche
Extraits
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