#Polar

La faux soyeuse

Eric Maravélias

Je suis couvert de sang mais je suis bien. Rien à foutre. Dans l'univers cotonneux et chaud de la défonce opiacée, le sang n'est rien. La mort n'est rien. Et moi-même je ne suis rien. Joies et chagrins se succèdent dans une espèce de brouillard confus, un ballet macabre, et rien ne subsiste de tout cela, sinon parfois, au détour du chemin, un sentiment de gâchis irréversible qui me prend à la gorge. Nos vies de parias sont comme de frêles esquifs privés de gouvernail. Sans plus personne à bord. Elles sont ballottées au creux de flots tourmentés, secouées par des vents inconnus et changeants qui les mènent à leur gré vers des côtes plus ou moins hospitalières, incapables que nous sommes de changer ne serait-ce que la moindre virgule au récit chaotique de nos existences.

Par Eric Maravélias
Chez Editions Gallimard

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Genre

Policiers

 

 

 

 

 

Moi qui en santé et contentement fus jadis

Suis aujourd’hui troublé par grande maladie

Et affaibli par les infirmités ;

Timor mortis conturbat me. [La peur de la mort me trouble.]

 

Notre plaisir ici-bas est vaine gloire

Et ce monde faux seulement transitoire

Et la chair fragile et le démon rusé

Timor mortis conturbat me.

 

Le sort de l’homme change et varie

Tantôt fort, tantôt faible, joyeux puis marri

Tantôt à danser, tantôt à mourir

Timor mortis conturbat me.

 

Rien sur cette terre qui sûr soit jamais

Comme sous le vent ploie le roseau

Ainsi ploient les mondaines vanités ;

Timor mortis conturbat me.

 

À la mort même les puissants s’en vont,

Princes, prélats et potentats,

Riches et pauvres en toutes conditions.

Timor mortis conturbat me.

 

Ni le seigneur en dépit de sa puissance,

Ni le clerc en dépit de son intelligence

Elle n’épargne ; à son terrible coup nul n’échappe.

Timor mortis conturbat me.

 

Comme elle a saisi tous mes frères,

Ainsi ma vie elle ne laissera en paix.

De force sa proie je serai.

Timor mortis conturbat me.

 

 

WILLIAM DUNBAR, La complainte des poètes

 

 

 

 

 

 

1

 

 

12 septembre 1999
9 h 6

 

Mes réveils se ressemblent tous, désormais. Je suis baigné d’humeurs poisseuses et dans mon corps, mille douleurs commencent à frémir, pâle avant-goût de la torture profonde, des tourments indicibles à venir. Immanquablement, mes yeux s’ouvrent sur le halo grisâtre qui m’entoure, puis la mémoire me revient, charriant dans son lit boueux tant de tableaux immondes que je pense en mourir chaque fois. Très vite, mes entrailles se déchirent et entre mes lèvres sèches, morve et larmes mêlées se glissent. Je suis là, seul, baigné d’une aube au goût de sel. Je ne pleure pas, non. C’est tout mon être qui se liquéfie, broyé par l’étau de cette insupportable absence de came. Anéanti par la maladie.

Souvent, pour me donner du courage, j’allume une cigarette et la fumée, fer et goudron, transperce mes poumons, me coupe le souffle un court moment. C’est une sale habitude et je reste assis, immobile, à fumer dans la pénombre qui recouvre d’un voile terne la saleté innommable de l’endroit, ce terrier de misère habité d’ombres sourdes, captives, emprisonnées entre des murs de cendre grise fissurés par le temps et l’oubli. Ces instants maladifs et sournois ne contiennent ni pensées ni sentiments. Non, cela ressemblerait plutôt à un puits sans fond, un immense précipice sur le bord duquel je me tiendrais debout, tentant d’appréhender le jour qui vient sans être pris de terreur, sujet au vertige. Un vertige chronique. Incurable. Létal. C’est après que les sentiments investissent mon âme, que je revois avec effroi toutes les horreurs passées, les dernières années. Les derniers mois. Ce que j’éprouve alors est sans comparaison, sans égal. C’est comme si une ombre froide enveloppait ma mémoire en l’habillant de noir.

Depuis combien de temps en est-il ainsi ? Je ne sais plus. Je crois que tout a empiré quand Carole est partie. Qu’elle m’a laissé seul face à ce vide insupportable. Seul avec des souvenirs que je ne peux plus porter, simplement. Je n’en ai plus la force, plus l’envie ni le courage. Tout ce que je touche est voué à la pourriture et à la destruction. J’ai semé la violence et la mort tout autour de moi. J’ai brisé des vies, volé, frappé, détruit et abîmé. On m’a trahi, sali, trompé.

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27/03/2014 252 pages 16,50 €
Scannez le code barre 9782070144938
9782070144938
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