1. VINGT OBJETS
« Me raconte pas ta vie, c’est la mienne » prévenait Prévert aux clients accoudés au zinc, traînant dans les mêmes bistrots que lui à deux heures du matin, du côté de Montparnasse. Et c’est vrai qu’au fond nous sommes pareils. Plus ou moins mariés, plus ou moins riches, plus ou moins heureux au boulot, avec plus ou moins d’un enfant à la maison. Personnellement, j’appartiens à cette grande majorité d’êtres humains n’ayant assassiné aucun être humain, n’ayant jamais traversé de guerre et conduisant une voiture bas de gamme aux sièges qui brûlent en été (genre Peugeot 106, série Roland Garros). Pourtant, il doit bien y avoir quelque chose qui nous rend un peu uniques. Un je-ne-sais-quoi nous transformant en autre chose que des locataires standardisés, entassés dans des clapiers à cinq étages, avec balcon de trois mètres carrés.
Après bien des nuits de réflexion, je crois avoir trouvé. On a empoigné le problème de l’autobiographie par le mauvais bout. Prévert insistait sur le terme « raconter ». Quand les gens se mettent à parler d’eux, ils le font tous de la même manière. Je suis né ici ; mes parents étaient comme ça ; à huit ans, il m’est arrivé ceci ; je suis un passionné de cela. Nos vies paraissent interchangeables, parce que nous découpons nos récits en respectant les chapitres : lieu de naissance, éducation, amitiés, sexualité, hobby…
Personnellement, j’aimerais me raconter à partir des objets qui ont traversé ma vie, pendant cinq minutes ou quinze ans. Je suis sûr qu’ils parleront plus honnêtement de moi que je ne pourrais jamais le faire. Les objets ne mentent pas. Ils révèlent les orgueils, les faiblesses, les rêves, les obsessions et les cachotteries.
Ce matin, j’ai donc dressé deux listes : les dix objets qui m’ont fait du bien et les dix autres qui m’ont fait du mal. Puis je me suis mis à écrire. Voici l’histoire de ma jeunesse en vingt objets.
LES OBJETS QUI M’ONT FAIT DU BIEN
Un kilo de tomates
Le paquet à la poste
Le soldat de la Vallée de la Jeunesse
La Panthère rose
Apostrophes spécial Simenon
La maquette de L’Empire contre-attaque
Le Rubik’s Cube 4 × 4
Mon boguet
Mon costume de scène
Mon carnet de voyage
LES OBJETS QUI M’ONT FAIT DU MAL
L’atlas d’anatomie
L’abécédaire roumain
Une chaussure au Pays-d’Enhaut
RISK
Nashville ou Belleville
L’aiguille à ponction
Les quatre boulons
Ma montre
Le coupon de couleur jaune
Le corps de mon père
2. LE KILO DE TOMATES
Je n’ai pas un, je n’ai pas deux, je n’ai pas trois, je n’ai pas quatre, j’ai cinq ans.
Couché sur le tapis à fleurs du salon, je compte mes années sur les doigts de la main. C’est chouette. J’ai autant d’années que de doigts sur une main. Les autres, ils n’ont pas cette chance. Mon frère, par exemple. Il a besoin d’une main et ensuite il lui faut encore deux doigts de l’autre main. Moi, j’ai un âge parfait !
Extraits
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