#Roman francophone

Les Renards pâles

Yannick Haenel

Un homme choisit de vivre dans sa voiture. A travers d'étranges inscriptions qui apparaissent sur les murs de Paris, il pressent l'annonce d'une révolution. Le Renard pâle est le dieu anarchiste des Dogon du Mali ; un groupe de sans-papiers masqués porte son nom et défie la France. Qui est ce solitaire en attente d'un bouleversement politique ? Qui sont les Renards pâles ? Leur rencontre est l'objet de ce livre ; elle a lieu aujourd'hui.

Par Yannick Haenel
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

I

 

 

 

1

 

L’intervalle

 

C’est l’époque où je vivais dans une voiture. Au début, c’était juste pour rire. Ça me plaisait d’être là, dans la rue, sans rien faire. Je n’avais aucune envie de démarrer. Pour aller où, d’ailleurs ? Je me sentais bien sous les arbres, rue de la Chine. La voiture était garée le long du trottoir, en face du 27. Il y avait des pétales de cerisiers qui tournoyaient dans l’air ; ils s’éparpillaient avec douceur sur le pare-brise, comme des flocons de neige.

C’était un dimanche, vers 20 heures. Je m’en souviens très bien parce que, ce jour-là, on m’avait mis à la porte. Depuis quelques mois, je n’arrivais plus à payer le loyer ; la propriétaire de la chambre m’avait rappelé à l’ordre, et puis ce matin-là elle a frappé à ma porte ; comme je n’ouvrais pas, elle s’est mise à hurler que j’avais la journée pour quitter son meublé. Je me suis rendormi, avec une légèreté qui aujourd’hui me paraît extravagante. À l’époque, j’accordais peu d’importance à ce qu’on nomme les relations humaines ; peut-être n’avais-je pas besoin de faire croire aux autres que j’étais vivant.

Bref, j’ai traîné toute la journée au lit, puis vers la fin de l’après-midi, alors que la lumière d’avril entrait dans la chambre avec ses couleurs chaudes, à ce moment où l’on prend plaisir à baigner son visage dans les rayons du soleil, j’ai rassemblé mes affaires ; ça faisait à peine trois cartons : du linge, des livres et une plante verte — un papyrus qui m’accompagne depuis toujours.

Depuis quelques mois, j’avais perdu le fil ; ma vie devenait évasive, presque floue. Je ne sortais plus de chez moi que la nuit, pour acheter à l’épicerie du coin des bières, des biscuits, des cigarettes. Est-ce que je souffrais ? Je ne crois pas : il y avait un coin dans ma chambre, entre le radiateur et le lit, qui me plaisait énormément ; je m’y installais dès le réveil : être assis là, sur le plancher, le dos bien calé dans l’angle du mur, cela me suffisait. Ce coin n’avait rien de particulier, mais une lumière y venait vers 17 heures, une lumière spéciale qui me rendait heureux, une sorte de halo rouge, orange, jaune qui avançait au fil des heures le long du mur jusqu’à ma tête, qu’il finissait par couronner.

Une flamme déchire les lignes ; elle fait tourner votre solitude dans la lumière. Qu’est-ce qui m’arrivait dans cette chambre ? Est-ce que je faisais déjà de la place en moi pour les Renards pâles ? J’ignore si ce que je vivais avait le moindre sens, mais voilà : j’étais capable d’attendre chaque après-midi l’arrivée d’une auréole au-dessus de ma tête ; une telle attente remplissait mes journées, elle les sortait de l’ordinaire : en un sens, elle les consacrait.

J’ai conscience, en vous décrivant cette période de ma vie, de son étrangeté ; d’ailleurs, quelques amis ont pensé que je traversais une dépression. Comment savoir ? On ne fait parfois que subir ce que l’on croit désirer. J’avais très peu d’argent, une allocation chômage qui diminuait chaque mois parce que j’étais négligent et ne remplissais pas les formulaires, mais je me sentais bien dans ce vide ; je tenais fermement mon auréole. Mon désœuvrement était une expérience. Je me préparais. J’étais, je suis, je serai toujours absent ; quelque chose manque à la consistance du monde et, à cette chose qui manque, je m’identifie.

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22/08/2013 174 pages 16,90 €
Scannez le code barre 9782070142170
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