#Roman francophone

Le désamour

Antonia Kerr

"Je la regardais en pensant au moment où elle ne serait plus là, et lorsqu'elle était tout près de moi, j'étais incapable de me réjouir, anticipant déjà son prochain départ. Elle me brisait le coeur quand elle marchait, quand elle riait, elle me brisait le coeur au moindre mouvement, à la moindre expression, et il me semblait sentir la terre trembler chaque fois qu'elle passait la porte d'entrée. Lorsqu'une femme pèse plus lourd dans votre cour que tous les éléphants d'Afrique, la peur devient une affaire de chaque instant et même une seconde nature. Dès qu'elle sortait, je pensais aux chiffres : trois milliards et demi d'hommes sur terre. Trois milliards et demi, ce n'était pas raisonnable." Glenn, écrivain new-yorkais vieillissant, vit une relation amoureuse intense avec Laura, qui a une vingtaine d'années. Glenn croit lire dans les attitudes mystérieuses de la jeune fille et dans ses disparitions fréquentes des signes de son désamour. Une période tourmentée commence. Trouvailles drolatiques, comparaisons inattendues, finesse des notations psychologiques : la description des efforts des deux amants pour vivre pleinement un amour que l'écart d'âge rend si fragile forme une chronique pétillante et grave.

Par Antonia Kerr
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

— Je ne comprends pas qu’un amour puisse finir…

— Oui, cela semble jeter le discrédit sur toute l’institution.

 

ROMAIN GARY,

Clair de femme, 1977.

 

 

 

 

 

I

 

 

Voilà plusieurs années qu’elle m’avait délaissé et je me croyais tiré d’affaire. Mais elle était toujours là et, vraisemblablement, elle ne me quitterait jamais. D’une certaine manière, l’angoisse est une sorte de matelas inconfortable sur lequel vous êtes contraint de dormir jusqu’à la mort ; un matelas qui durcirait avec le temps et la détresse, mais dont la joie serait capable d’amortir un peu l’assise. Hélas, le bonheur est trop éphémère, à peine s’est-il installé que, déjà, vous vous retrouvez sur un lit de paille, avec l’impression infecte d’avoir été trahi.

L’angoisse est revenue un dimanche matin, dans l’odeur des draps défaits. Laura était ramassée dans le fauteuil de la chambre, en train de se brosser les cheveux. C’était un spectacle conjugal qu’elle exécutait à ma demande et qui se déroulait toujours de la même manière : elle s’installait dans la bergère et démêlait sa crinière pendant de longues minutes, parfois jusqu’à en attraper des crampes. Lorsqu’elle avait fini, ma tendre beauté se précipitait vers moi et, titubant comme une enfant joueuse, elle s’inclinait près du lit afin que je lui embrasse la tête. La durée du brossage variait en fonction de son humeur : cette fois-ci, il dura vingt bonnes minutes, et je me souviens nettement de la douleur qui m’assomma lorsque, estimant que le spectacle avait assez duré, Laura s’agenouilla au pied du lit, tête offerte à mes baisers. Je reconnus cette brûlure déchirante qui partait du cœur et se répandait dans le reste des membres comme une traînée d’essence. Alors même que Laura se trouvait tout près de moi, et qu’elle venait de faire la démonstration rituelle de son amour, je fus soudain persuadé d’avoir définitivement perdu son affection. Pourquoi cette certitude surgissait-elle maintenant ? L’angoisse menait jusqu’alors une vie tranquille et discrète, perdue dans un recoin de ma conscience : baisers, lettres et autres caresses cérébrales l’avaient maintenue à distance, mais j’étais tout à coup paralysé, incapable de penser à autre chose qu’à l’inexplicable désamour de ma Laura. Bien entendu, tout cela était la faute du bonheur. L’angoisse était une amie sournoise qui rappliquait toujours lorsque j’étais le plus heureux. Dès lors que j’atteignais un certain palier dans l’allégresse, ses bourrasques glacées m’emportaient dans un univers d’impuissance et de désespoir, à croire que certaines joies sont indécentes et qu’il faut les étouffer.

Ne voulant pas l’inquiéter, je ne dis rien à Laura : peut-être ne savait-elle pas encore qu’elle avait cessé de m’aimer. En fait, tout semblait indiquer qu’elle l’ignorait encore et que, d’une certaine manière, elle continuait de nourrir une forme d’amour à mon égard, sans doute par habitude. Face au miroir de la chambre, elle était en train de déplisser sa robe par de petits gestes innocents et, quand elle eut fini de parfaire sa tenue, elle se tourna lentement vers moi et demanda que je m’habille. Il était question de sortir, mais je ne me rappelle d’aucune mission que nous aurions eu à accomplir dehors ; sûrement étions-nous sur le point de « prendre l’air » car, depuis qu’elle avait arrêté la compétition, Laura sortait tous les jours pour ce qu’elle appelait le « spectacle surnaturel de New York », espérant dénicher l’un de ces moments qui, selon la légende, ne peuvent se produire nulle part ailleurs. Mais le plus souvent elle rentrait déçue, ses besoins de dépaysement étaient trop importants et même New York ne suffisait pas. Elle ne perdait pas espoir pour autant et, chaque jour, elle partait à la recherche de quelque tableau exotique capable de la combler. Elle m’emmenait parfois avec elle, ce qui devait être le cas ce jour-là, mais mon manque d’endurance et de curiosité pour les choses de la rue l’agaçait tant qu’elle me proposait de moins en moins de l’accompagner. Je n’avais pas la même facilité pour l’émerveillement, et les muscles de mes jambes n’avaient plus la même élasticité qu’autrefois. Tout cela, Laura semblait l’oublier ; elle m’en voulait. Je marchais une heure ou deux, puis je commençais à fatiguer et devais regagner rapidement le chemin de l’appartement, sous peine de m’effondrer, pendant qu’elle poursuivait ses fouilles touristico-sociologiques. Elle aimait tant la rue qu’il lui arrivait de s’absenter quarante-huit heures — à cet âge, rien n’est capable de vous lasser, et le danger est une notion inconnue. Que faisais-je pendant ce temps ? Depuis ce fameux matin, c’était devenu pour moi une véritable lutte contre la souffrance. L’angoisse m’envahissait à mesure que les heures passaient. J’aimerais pouvoir raconter dignement ce malaise, mais voilà une expérience bâtarde et insaisissable. On ne peut prétendre connaître la guerre sans avoir été soldat, les images de reportages ne suffisent jamais. Mais si je peux dire une chose à son sujet, c’est qu’elle rend tout douloureux. Même Laura était devenue douloureuse. Je la regardais en pensant au moment où elle ne serait plus là, et lorsqu’elle était tout près de moi, j’étais incapable de me réjouir, anticipant déjà son prochain départ. Elle me brisait le cœur quand elle marchait, quand elle riait, elle me brisait le cœur au moindre mouvement, à la moindre expression, et il me semblait sentir la terre trembler chaque fois qu’elle passait la porte d’entrée. Lorsqu’une femme pèse plus lourd dans votre cœur que tous les éléphants d’Afrique, la peur devient une affaire de chaque instant et même une seconde nature. Dès qu’elle sortait, je pensais aux chiffres : trois milliards et demi d’hommes sur terre. Trois milliards et demi, ce n’était pas raisonnable.

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05/09/2013 130 pages 15,90 €
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