Editeur
Genre
Littérature française
LIVRE PREMIER
La réputation de mon père me dispense du soin de m’étendre sur mon origine. Personne n’ignore quel fut le caractère de cet homme célèbre, qui tint pendant plusieurs années toute l’Europe dans l’admiration de ses vertus et de ses crimes. L’histoire balance encore dans quel rang elle doit placer son nom, et s’il faut le compter parmi les héros, ou parmi les scélérats. Mais de quelque côté que son jugement se déclare, elle ne saurait lui ôter l’immortalité qu’il mérite sous l’un ou l’autre titre. La qualité de fils ne m’empêchera pas de lui rendre impartialement justice dans toutes les occasions que je vais avoir de parler de sa conduite.
Son zèle affecté pour la religion ne l’avait pas rendu insensible aux plaisirs de l’amour. Il laissa plusieurs enfants, de son épouse légitime, et de diverses maîtresses. C’est une chose incroyable, que les descendants d’un homme si puissant, si riche, et si redouté, aient pu devenir le jouet de la fortune, et se voir réduits presque tous à périr dans l’obscurité et la misère. Cependant, à la réserve d’un seul qui a conservé son nom avec une petite partie de ses biens, et qui les a transmis à son fils, qui occupe actuellement à Londres un emploi médiocre dans la justice civile, tous les autres ont été expatriés diversement, et n’ont rien recueilli de l’héritage de leur père. Mon mauvais sort m’a rendu le plus malheureux. J’expose l’histoire de mes malheurs au public.
Ne me demandera-t-on pas quelle sorte de plaisir peut trouver un misérable à se rappeler le souvenir de ses peines par un récit qui ne saurait manquer d’en renouveler le sentiment ? Ce ne peut être qu’une personne heureuse qui me fasse cette question, car tous les infortunés savent trop bien que la plus douce consolation d’une grande douleur est d’avoir la liberté de se plaindre et de paraître affligé. Le cœur d’un malheureux est idolâtre de sa tristesse, autant qu’un cœur heureux et satisfait l’est de ses plaisirs. Si le silence et la solitude sont agréables dans l’affliction, c’est qu’on s’y recueille, en quelque sorte, au milieu de ses peines, et qu’on y a la douceur de gémir sans être interrompu. Mais c’est une consolation plus douce encore de pouvoir exprimer ses sentiments par écrit. Le papier n’est point un confident insensible, comme il le semble : il s’anime en recevant les expressions d’un cœur triste et passionné ; il les conserve fidèlement, au défaut de la mémoire ; il est toujours prêt à les représenter ; et non seulement cette image sert à nourrir une chère et délicieuse tristesse, elle sert encore à la justifier. Je commence donc mon récit.
Ma mère s’appelait Élisabeth Cleveland. Elle était fille d’un des principaux officiers du palais royal d’Hamptoncour. Sa beauté lui attira les regards et presque aussitôt l’amour du roi Charles Premier. Il y a peu de femmes qui s’arment de fierté contre les soupirs d’un grand roi. Ma mère se fit un honneur de les avoir mérités. Elle était adroite et intrigante. Elle comprit fort bien que dans ces engagements inégaux, où l’amour a besoin de tout son pouvoir pour raccourcir la distance des conditions, les mêmes traits qui ont su faire la conquête d’un amant ne suffisent pas toujours pour fixer sa constance et sa fidélité. Elle joignit à ses charmes tous les secours qu’elle put tirer de son esprit. Elle se soutint assez longtemps dans la faveur, si l’on considère l’inconstance naturelle du Roi, mais trop peu pour satisfaire son ambition, qui était la passion dominante de son âme : de sorte que l’ardeur du monarque ayant commencé à se refroidir, elle ressentit peut-être plus de chagrin de sa chute qu’elle n’avait trouvé de plaisir dans son élévation. Elle n’eut point la force de dissimuler son mécontentement. Ses plaintes indiscrètes, et les liaisons qu’elle prit hautement avec le parti opposé à la maison royale, la firent bientôt regarder comme une ennemie déclarée du Roi. Elle perdit ses pensions et quelques restes de grandeur qu’elle avait eu l’adresse de garder jusqu’alors. M. Cleveland, qui était un zélé royaliste, lui ayant refusé l’asile qu’elle s’attendait de trouver dans la maison paternelle, elle se vit contrainte par la nécessité de suivre le premier choix de sa haine, c’est-à-dire d’entrer sans ménagement dans le parti des ennemis de la Cour.
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