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Tony Durán, aventurier et joueur professionnel, vit l’occasion de rafler la mise quand il tomba sur les sœurs Belladona. Leur ménage à trois scandalisa la ville et monopolisa l’attention des mois durant. On trouvait constamment Tony avec l’une ou l’autre au restaurant de l’hôtel Plaza, sans que personne ne parvienne à savoir laquelle l’accompagnait, car les jumelles se ressemblaient tellement que même leur écriture était identique. Tony ne se laissait que très rarement voir avec les deux en même temps, chose qu’il réservait à l’intimité, mais ce qui impressionnait surtout les gens, c’était l’idée que les jumelles dorment ensemble. Pas tant le fait de se partager un homme que celui de se partager elles-mêmes.
La rumeur se transformant bientôt en récits et en conjectures, personne ne parla plus d’autre chose : dans les foyers, au Club social ou au bar des frères Madariaga, on faisait circuler l’information à toute heure, comme s’il s’était agi d’un bulletin météorologique.
Dans le bourg, comme dans tous ceux de la province de Buenos Aires, il y avait plus de nouveautés en une seule journée que dans n’importe quelle grande ville en une semaine, et cette différence entre les nouvelles de la région et les informations nationales était si abyssale que les habitants pouvaient avoir l’illusion de vivre une vie digne d’intérêt. Durán était venu enrichir cette mythologie et, bien avant le moment de sa mort, sa figure se couvrit d’une aura de légende.
On pourrait établir un diagramme des allées et venues de Tony en ville, de ses déambulations somnolentes sur les hauts trottoirs, de ses randonnées jusqu’aux abords de l’usine abandonnée et des champs déserts. Il se fit rapidement une idée de l’ordre et des hiérarchies du lieu. Les immeubles et les maisons s’érigent de façon très distincte selon les couches sociales, le territoire semble avoir été réglé par un cartographe snob. Les habitants les plus importants vivent au sommet des collines, puis une bande de quelque huit pâtés de maisons constitue ce qu’on appelle le centre historique1, avec sa place, sa mairie, son église, ainsi que sa rue principale bordée de commerces et de maisons à un étage. Enfin, de l’autre côté des voies de chemin de fer, se trouvent les bas quartiers où vit et meurt l’obscure autre moitié de la population.
La popularité de Tony et l’envie qu’il suscita parmi les hommes auraient pu le conduire n’importe où, mais il ne dut sa perte qu’au hasard, cause réelle de sa venue en ces lieux. C’était extraordinaire de voir un mulâtre si élégant dans cette petite ville peuplée de Basques et de gauchos piémontais, un homme qui parlait avec l’accent des Caraïbes, tout en paraissant originaire de Corrientes ou du Paraguay, un mystérieux étranger perdu dans un trou perdu de la Pampa.
— Il était toujours content, dit Madariaga avant de regarder dans le miroir un homme se promener nerveusement, une cravache à la main, le long du comptoir. Et pour vous, commissaire, ce sera un petit gin ?
Extraits
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