AVANT-PROPOS
Pourquoi, m’a-t-on parfois demandé, cette attention à Courbet, cette passion presque ? Pourquoi y cédé-je aujourd’hui, au risque de me mêler, une fois encore, de ce qui ne me regarde pas vraiment, parlant au-delà de mon champ de compétences en philosophie ?
Sans doute parce qu’il s’agit d’un compte personnel à régler avec le « maître-peintre d’Ornans » : ce peintre avait un pays, il l’a assez dit ; or il se trouve que ce pays, c’est aussi le mien, par père et aïeux interposés. Lods se trouve (ou se cache) à environ deux lieues d’Ornans. J’ai donc, chaque été, traîné gamin sur les berges de la même Loue, qui les traverse, à peine sortie en furie de la falaise de sa source, comme un évadé franchit le mur de sa prison. J’ai parcouru ce paysage avant de savoir que Courbet, avec son âne Jérôme, en avait fait autant obstinément, toute sa vie durant. La Loue, moi aussi j’ai senti le froid et la puissance de son cours, le ronflement ininterrompu de ses barrages, la majesté jaune de ses crues, la ruse et la beauté de ses truites (et la dissimulation des chavots sous les pierres), la gamme sans fin du gris des rochers qui la surplombent, l’éblouissante variété des verts de tous les arbres qui l’embrassent, les rudes côtes qu’elle a creusées alentour et qui semblent n’offrir jamais de descentes au coureur ou au cycliste (car il y a bien des montagnes sans vallées, contre l’évidence de Descartes), le défilé des nuages à l’automne, la fourrure de la neige en hiver ou le bleu hölderlinien du ciel d’été.
Par une logique absurde, mais explicable, très longtemps je n’ai donc pas reconnu la peinture de Courbet, parce que j’en connaissais trop le pays. Je me le figurais en peintre sinon mineur, du moins local, comme tant d’autres dans la vallée ou sur le plateau du haut Doubs. Je m’initiais, en revanche, étudiant sérieux, à la supposée grande peinture, celle du Louvre et des livres d’art, des érudits et des savants, celle qui sert aussi de prétexte aux philosophes pour faire les intéressants. Et il m’a fallu quarante ans, un long détour spéculatif, quelques déceptions salutaires aussi et nombre de visites tardives de musées américains, allemands et japonais, surtout une Source de Loue au Metropolitan de New York et Le Rocher de Hautepierre à l’Art Institute de Chicago, pour m’apercevoir enfin qu’il n’avait quand même rien d’un peintre du second rayon.
À dater de ce moment, m’intéressant enfin, avec remords et une politesse honteuse, à la chose même, surgit une autre raison de m’y attacher : la découverte que le commentaire habituellement consacré à Courbet souffrait, pour l’essentiel, d’un décalage dramatique entre un peintre et ce qu’on en disait, entre l’analyse érudite de l’œuvre et l’intention que son auteur y réalisait vraiment. Une légende polémique avait réussi à le recouvrir d’un vernis si épais et si sombre de faux problèmes et de solutions convenues, que seule la Loue pouvait le balayer et en laver la gloire. Ayant gelé mes pieds dans la Loue, je me sentais sinon qualifié, du moins obligé de me jeter dans la même eau, dussé-je m’y noyer.
Extraits
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