#Roman étranger

Les Hauts Plateaux

Lieve Joris

De Minembwe à Uvira, lieux difficiles à situer sur une carte de l'Afrique, Lieve Joris a traversé le Congo perdu de l'Est, non loin du Burundi et du Rwanda. Une marche au pays des collines vertes, là où cohabitent cultivateurs et éleveurs. Comme pour mettre un point final, après des années, à son oeuvre de recherche affective, d'approche des contradictions, de suivi des conflits, d'empathie pour les habitants d'un pays qu'elle a connu Congo, puis Zaïre, puis à nouveau Congo, Lieve Joris est allée à pied, cinq semaines durant, de village en village, dans cette région méconnue, résistante, restée à l'écart de la colonisation belge, où se côtoient des ethnies et des tendances politiques pas toujours en bonne entente. Une marcheuse, blanche, souvent la première jamais venue dans les parages, accompagnée d'un guide et de porteurs, picaresques à leur manière, dépositaires d'une valise, objet que Lieve considère comme son seul luxe, vu les conditions rudimentaires de vie des paysans, la pluie, la boue, les puces, les rats, la nourriture difficile, mais aussi les brigands possibles, les miliciens plus ou moins autonomes, les autorités pas toujours ravies de sa présence. Des hautes collines aux abords du lac Tanganyika, Lieve Joris nous propose une variante moderne des immersions africaines des explorateurs, un résumé du Congo, sur un petit bout de carte fondamental en ce qui concerne la géopolitique de l'Est africain.

Par Lieve Joris
Chez Actes Sud

0 Réactions |

Editeur

Actes Sud

Genre

Littérature étrangère

Un matin, je vis André, le boy de la paroisse de Minembwe, partir avec un poulet sous son bras droit. Il avait rentré son pantalon dans des bottes en caoutchouc et portait une chemise chiffonnée avec un tee-shirt en dessous, rien de plus. Sauf ce poulet qu’il emmènerait à Uvira pour le vendre.

Il traverserait des collines, des vallées et des marécages, franchirait des petites rivières et prendrait des sentiers de forêt – quatre-vingt-dix kilomètres à vol d’oiseau. Tout ce temps, le poulet l’accompagnerait. Il faudrait lui donner à manger et, en cours de route, la bête chierait sûrement sur ses vêtements. Et, la nuit, dormirait-elle à côté de lui, attachée à la corde qu’il avait nouée à une de ses pattes et dont l’autre extrémité était fixée à son doigt ? Tout ceci ne semblait pas déranger André. Il était content, il riait. Il allait voir sa femme et Jorojoro, le curé de la paroisse, lui avait offert un poulet qui valait trois dollars à Uvira – un demi-dollar de plus qu’ici.

Voilà l’économie dans laquelle je me retrouvais et, bientôt, j’entreprendrais le même voyage. Pas en quatre jours comme André, non ; chemin faisant, je regarderais autour de moi et visiterais les marchés des hauts plateaux, tout en essayant de comprendre comment vivaient les gens dans cette partie inhospitalière du Congo – une région sans routes ni électricité, où la population était si réfractaire à la bureaucratie que mes ancêtres belges n’avaient pas réussi à la soumettre.

Autant l’image d’André avec son poulet était gravée sur ma rétine, autant mes propres bagages ne cessaient de s’amplifier. De la ville dans la vallée, j’avais apporté un sac de couchage, un sac à viande, des sous-vêtements thermiques, un coupevent en polaire, des chaussures de marche, des tennis et des provisions, mais d’après le curé Jorojoro, qui soumit mes affaires à une inspection méticuleuse, il me fallait aussi du riz, du sucre et du thé. Ici, le menu consistait en pommes de terre et lait, un extra ferait plaisir aux gens chez qui je logerais.

Le colonel qui contrôlait les hauts plateaux habitait une grande maison clôturée sur une colline à la périphérie de Minembwe. Il m’avait attribué un guide : un homme morose avec une petite moustache et un regard fixe, qui s’appelait Bavire. Celui-ci avait interrompu ses études de droit dans la vallée pour rejoindre le colonel qui l’avait aussitôt nommé chef de son service juridique. Bavire m’accompagnerait en voyage, mais nous ferions d’abord quelques excursions dans les environs pour nous habituer au milieu, comme ils disaient tous. Et l’un à l’autre, comme ajouta le curé Jorojoro.

 

C’était jour de marché à Gakangara. Bavire et moi nous étions mis en route de bon matin. Droit comme un i, il marchait à mes côtés, en faisant des moulinets avec son bâton. Nous attirions tous les regards, car on voit rarement des Blancs dans ces contrées. On nous interpellait continuellement et nous mitraillait de questions : D’où venions-nous, où allions-nous ? Bavire était bref, car chaque réponse déclenchait une nouvelle question.

Commenter ce livre

 

trad. Marie Hooghe
06/05/2009 132 pages 15,30 €
Scannez le code barre 9782742783717
9782742783717
© Notice établie par ORB
plus d'informations