#Roman étranger

Les vies parallèles de Greta Wells

Andrew Sean Greer

New York, Greenwich Village, 1985. Greta Wells, une photographe, est atteinte de dépression : son frère jumeau Felix est mort du sida, et son petit ami Nathan vient de la quitter. Elle entreprend un traitement par électrochocs. Le lendemain matin Greta découvre qu'elle a changé d'époque - nous sommes maintenant en 1918. Felix est bien vivant, il est fiancé à la fille d'un sénateur et a une liaison secrète avec son avocat, Alan. Mais la voilà à nouveau projetée dans le temps - en 1941, cette fois. Greta a épousé Nathan, avec qui elle a fondé une famille. Elle fréquente aussi Leo, un homme plus jeune qu'elle. Ces vertigineux allers-retours sont bien plus que des changements d'époque : ce sont des mondes différents que doit affronter Greta, des vies alternatives parmi lesquelles il lui faudra, si elle en est capable, choisir celle qui lui convient. Dans le dédale du temps, une femme cherche son chemin... Après le succès international de L'Histoire d'un mariage, Andrew Sean Greer nous captive à nouveau avec ce roman magique et précis comme une montre suisse.

Par Andrew Sean Greer
Chez Editions de l'Olivier

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

D’OCTOBRE À NOVEMBRE

 

 

 

 

30 OCTOBRE 1985

 

 

Une fois au moins, il nous est arrivé l’impossible.

En ce qui me concerne, c’était en 1985, peu avant Halloween, chez moi, à Patchin Place. Même les New-Yorkais ont du mal à situer l’endroit : c’est une impasse à l’ouest de la Sixième Avenue, là où le plan de la ville s’égare dans le désordre d’un tracé datant du XVIIIe siècle et s’offre le caprice de voir se croiser la 4e Rue Ouest et la 8e Rue Ouest, tandis que Waverly Place se croise elle-même. On y trouve la 12e Rue Ouest et un petit bout de la 12e Rue Ouest du côté de l’Hudson. Et aussi Greenwich Street et Greenwich Avenue, cette dernière filant en diagonale le long de l’ancienne piste des Indiens. Si leurs fantômes l’empruntent encore, chargés de maïs, personne ne les voit, à moins qu’ils ne soient méconnaissables, perdus parmi les touristes et les camés qui rient et boivent en bas de chez moi. Il paraît que les touristes sont une calamité. Et il paraît qu’on a toujours dit ça.

Mais je vous explique : postez-vous à l’intersection de la 10e Rue Ouest et de la Sixième Avenue, à l’ombre des tourelles de l’ancien Jefferson Market et de sa grande tour. Retournez-vous et cherchez une grille en fer, on la rate facilement, et regardez à travers les barreaux. Vous y êtes : à peine un demi-pâté de maisons planté d’érables élancés, qui se termine une douzaine d’habitations plus bas, une simple impasse sans charme particulier, bordée d’immeubles en brique de trois étages construits il y a longtemps pour loger les domestiques basques du Brevoort, et là, tout au fond, passé le dernier arbre, notre porte. Essuyez vos pieds sur le vieux paillasson encastré dans le béton. Après avoir franchi la porte verte, vous pouvez frapper à l’appartement de ma tante Ruth sur votre gauche ou monter à l’étage et frapper chez moi. Dans la courbe de l’escalier, vous verrez sur le mur, si vous vous arrêtez, la marque de la taille de deux enfants, la mienne au crayon gras rouge et, loin au-dessus, en bleu, celle de mon frère jumeau, Felix.

Patchin Place. La grille fermée, peinte en noir. Les maisons tapies dans la solitude. Le lierre qui pousse, que l’on arrache, qui repousse ; les pierres fendues, envahies par les herbes, pas même un président d’arrondissement ne tournerait la tête, pressé d’aller déjeuner. Qui pourrait deviner ? Derrière la grille, les portes, le lierre. Il faut avoir le regard d’un enfant. Ainsi fonctionne la magie, comme vous le savez. Elle s’empare du plus improbable d’entre nous, sans prévenir, à l’heure de son choix. Elle escamote le temps. Et voici comment je me suis réveillée, un jeudi matin, dans un autre monde.

 

Remontons neuf mois en arrière, en janvier, alors que je promenais la chienne d’Alan en compagnie de Felix. Nous avions refermé la porte derrière nous et passé la grille couverte de givre de Patchin Place, tandis que Lady, la chienne, reniflait la moindre tache de terre nue. Il faisait froid, froid, froid. Les cols en laine de nos manteaux étaient relevés et nous nous partagions l’écharpe de Felix, chacun avait une de ses extrémités enroulée autour de son cou ; nous étions ainsi reliés, la main de l’un dans la poche de l’autre. C’était mon jumeau sans être mon double, il avait les mêmes joues rouges et le même nez de travers, les cheveux roux et le teint clair, les yeux bleus et un léger strabisme – notre tante Ruth nous appelait les « têtes de fouine » – mais il était plus grand, plus impressionnant, en quelque sorte. Felix avait insisté pour sortir sans sa canne ce soir, je devais le tenir sur la glace ; c’était un de ses bons soirs. Je continuais à le trouver ridicule avec sa moustache. Si mince dans son nouveau pardessus. Le jour de nos trente et un ans.

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trad. Hélène Papot
02/01/2014 305 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782823603361
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