Introduction
Michèle Coquet
L’enfance, temps et lieu des expériences premières et des relations nouvelles, changeantes, toutes entières conjuguées au présent, où l’univers des choses s’offre librement à la transformation et à l’imagination, est l’objet de ce livre. Si ce « petit monde dans le grand », comme le nommait Walter Benjamin, d’où nous sommes tous issus, a retenu l’attention des écrivains, des poètes ou des artistes, il a moins inspiré les anthropologues : l’anthropologie des cultures enfantines demeure encore, à bien des égards, une friche, dont les auteurs, à partir de matériaux recueillis en Europe, en Afrique et en Asie, proposent d’explorer quelques parcelles.
Précisons brièvement certains points d’histoire1. L’intérêt pour les cultures enfantines naît au XIXe siècle dans le sillage d’une première ethnographie des sociétés rurales, qu’accompagnent la collecte puis l’édition de leur littérature orale, dans des recueils où figurent également les rimes, comptines, chansons et jeux de l’enfance. D’autres collectes importantes sont encore organisées et publiées au XXe siècle : en 1938, Marcel Griaule établit un catalogue raisonné des jeux qu’il a observés chez les Dogon du Mali ; en 1959 et 1969, Iona et Peter Opie font paraître deux sommes où sont rapportés et décrits les coutumes et les jeux des enfants des cours d’école ou de la rue anglaises. C’est essentiellement à l’anthropologie américaine que l’on doit, dans les années 1930, les premières analyses consacrées aux enfants et réalisées dans des sociétés exotiques. Elles portent sur les pratiques d’élevage et considèrent les enfants, suivant une perspective culturaliste, avant tout comme des adultes en devenir que les institutions, relayées par les proches, modèlent en vertu de certaines normes collectivement agréées. Les effets de ce courant sont encore perceptibles, à des degrés divers, dans certains travaux contemporains. De son côté, s’appuyant principalement sur une ethnographie des sociétés africaines, l’anthropologie française a privilégié l’étude des représentations autochtones relatives à la procréation et à la grossesse, à la naissance et au maternage du petit enfant ou aux apprentissages du premier âge. Depuis une trentaine d’années cependant, nombre de travaux européens et américains, témoignant d’un changement de point de vue, donnent aux enfants une autre place : celle de membres à part entière de la collectivité, dont les formations culturelles, les actions et les constructions sociales singulières contribuent aux transformations de la société et à sa reproduction.
Les contributions des auteurs de cet ouvrage, tout en s’inscrivant dans la lignée de ces recherches plus récentes, s’en démarquent pourtant en introduisant de nouvelles perspectives nées du constat suivant. Ce que font les enfants, d’un côté libres et insouciants, de l’autre guidés et contraints, est largement imprévisible, particulièrement quand ils jouent. Ils défont souvent ce qu’ils ont fait l’instant d’avant ; il en est de même pour les groupes qu’ils forment, aux amitiés inconstantes. Ils s’aventurent volontiers, jusqu’à la transgression, aux marges de la culture qu’ils sont en train d’assimiler. Les analyses présentées ici montrent cependant comment des cultures très diverses tirent profit à des fins sociales, rituelles et collectives de ces propriétés spécifiques de l’âge d’enfance, que sont la gratuité des actions ludiques au regard des règles organisant la vie collective des adultes, l’intensité et l’énergie qui les animent, son caractère transitoire, son apparente anomie, son insouciance.
Extraits
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