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Genre
Littérature étrangère
La famille est un plat difficile à préparer
Me voici dans la fazenda1. Me voici dans la cuisine, à quatre heures et quelque du matin. Isabel dort, le soleil tarde. Me voici, un vieillard de quatre-vingt-huit ans. Pour les plus jeunes, Grand-Père éternel, celui qui n’a pas eu de début et n’aura pas de fin, celui qui est venu au monde avec ce visage ridé. Me voici, tablier blanc, écrasant les condiments au pilon. Je prépare le repas de famille. Aurai-je assez de forces ? Quatre-vingt-huit : deux infinis verticaux. C’est un bel âge, ce sera une belle fête. J’ai de l’expérience. Tante Palma m’a appris à cuisiner, j’étais jeune. Où est donc passée tante Palma ? Parfois, elle disparaît un certain temps. Parfois, je la vois déambuler dans la maison avec maman et papa et je n’ai même pas besoin de mes lunettes. Ils sont là, je les retrouve à des âges différents, heureux ou inquiets, bavards ou silencieux. Cela dépend du jour, de l’heure. Imagination ? Sénilité ? Je perds la notion des choses. Est-ce que je la perds vraiment ? Je me prends à parler avec l’enfant que j’étais. Ou à m’écrire une lettre, à haute voix. Je parle avec ceux qui me sont chers, déjà loin dans le temps et dans l’espace. Parfois, j’ai peur, alors je siffle dans l’obscurité. Et tout à coup, lumière. Du cinéma ! Je me projette des histoires. Je revois mes frères et sœur, enfants, très nettement, sautant les uns sur les autres, courant et revenant se chamailler tels de petits chiots. Je revois mon Isabel amoureuse. Je revois mes enfants quand ils étaient encore proches et étaient encore à moi. Des souvenirs très vifs : le goût, l’odorat, l’ouïe, la vision et le toucher. Je vais de l’avant. Vers aujourd’hui – que j’aime ! – puis là où le nez se dirige, là où le regard s’étend, et plus loin encore, où seul l’espoir va. Je suis le passé, le présent, le futur – trois personnes distinctes réunies en une seule, mystère de la trinité terrestre. J’ai confiance en vous, qui en cet instant me tenez compagnie et lisez mes pensées.
Le vieil homme a la nostalgie de sa mère et de son père. Tout cela est si lointain ! Le vieil homme veut qu’on le prenne dans les bras, il veut que la cuillère vienne à sa bouche en imitant le vrombissement d’un petit avion qui approche, il veut – après le bain – qu’on le mette au lit avec un traversin moelleux, qu’on le borde avec un drap propre. Il veut une histoire qu’il connaît, une berceuse, un baiser de bonne nuit. La porte de la chambre entrouverte, la lumière du couloir allumée – un point de repère, c’est toujours bien. Le vieil homme ressent le manque d’une autorité suprême. Qui le jugera avec impartialité et sagesse ? Qui, encore mieux que lui, saura, équitablement, juger de cette question ? Le vieil homme est un enfant au souffle différent. Les courses effrénées dans les jardins, le va-et-vient des bascules et des balançoires ne l’intéressent plus. Tout cela est peu de chose. Ce qu’il veut maintenant, c’est débouler dans le ciel, libérer les animaux qu’il a collectionnés toute sa vie. Tous les animaux – domestiques, sauvages, utiles ou nuisibles. Les gros reptiles, qu’il a toujours dans le cœur, et les papillons, les poissons, les petits oiseaux, tous en liberté là-haut dans le ciel ! Tante Palma disait que l’homme vieux, au moment de la mort, connaît les deux extrêmes, le plus grand et le plus infime de lui-même. Il est à la fois éléphant et mante religieuse. Il est séquoia et fleur des champs, océan et flaque d’eau, cordillère et grain de sel. Elle assurait que l’on sait précisément quand se produit la transformation. L’âme commence à émettre tous les sons de la nature : vent, eau, pas sur le gravier, feu qui brûle, bois qui craque, respirations variées et, soudain, un rapide battement d’ailes. Puis vient la chorale – les voix des animaux. L’âme de l’homme vieux grogne, menaçante – deuxième mouvement du concert. L’âme rugit, hurle, crie, hennit et mugit. Après elle bourdonne, murmure et gazouille. L’âme se libère vers l’infini et, maintenant oui – soprano, ténor, contralto et basse –, chante la plus belle aria du plus bel opéra. Moi, enfant, j’y croyais pieusement. Puis, à l’âge adulte, je trouvais cela amusant. Depuis un certain temps, j’y crois à nouveau.
Extraits
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