#Roman étranger

Un Américain, un vrai

Henry Roth

1938. Ira Stigman, le double fictionnel d’Henry Roth, est en plein tourment : il peine à écrire son second roman et vient de rencontrer la nouvelle femme de sa vie, Muriel Parker, une américaine "typique", à l’opposé de ses modestes origines d’immigré juif. Fuyant la colère de son ex-compagne Edith, qui l’entretient depuis des années, Ira part avec un ami communiste à Los Angeles. Puis, fou amoureux, il décide de rejoindre Muriel à New York. Il se lance alors dans une traversée épique des États-Unis, en stop et en train, croisant sur son chemin hobos violents et paysans antisémites. Arrivé à Manhattan, Ira affrontera-t-il enfin sa vie et ses choix, pour devenir un américain, un vrai ? Magnifique roman d’amour autobiographique, ce dernier tome d’A la merci d’un courant violent nous offre aussi deux fascinants portraits : celui d’Ira qui voit l’immigré qu’il était, le "yidele élevé au milieu des taudis de Harlem", se transformer en bourgeois, et celui d’un peuple entier subissant une crise sans précédent. Henry Roth recrée brillamment la vie intellectuelle du New York des années 1930, et dépeint également une autre Amérique, qu’il affectionne tout autant, sombrant dans la Grande Dépression et la désillusion politique.

Par Henry Roth
Chez Editions de l'Olivier

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Albuquerque, New York

 

 

 

 

 

CHAPITRE 1

 

 

Il se réveillait tôt, à quatre heures et demie, puis il restait au lit une heure de plus dans l’espoir de se rendormir. Autrefois, il aurait été certain d’y parvenir. Il réservait son comprimé de Valium (il s’en accordait un par jour) pour ce moment-là, vers quatre ou cinq heures du matin. Pourtant, prendre le tranquillisant au coucher lui assurait a priori une plus longue nuit de sommeil. Le changement de programme semblait laisser en paix ses intestins imprévisibles et lui éviter de se lever pour aller aux toilettes à une ou deux heures du matin, comme un zombie gémissant, torturé par l’arthrite. Aujourd’hui, debout depuis cinq heures, il s’était attelé à sa routine quotidienne, avalant avec un verre d’eau chaude un demi-comprimé de Percocet, un puissant analgésique, associé à un comprimé entier de Tylenol générique, avant de monter le thermostat dans le bureau et le séjour. Lorsque la bouilloire en verre sur la cuisinière émit son sifflement tremblotant, il se prépara une demi-tasse d’un mélange de café instantané et de chocolat en poudre – un café-cacao, pourrait-on l’appeler –, s’installa sur un tabouret car c’était moins douloureux pour lui de se lever de ce siège-là que d’une chaise ordinaire, puis il but quelques gorgées de sa boisson chaude. Le breuvage parut apaiser un peu les tristes maux de son existence.

Traversant le séjour pour aller prendre sa douche, il s’arrêta pour allumer le téléviseur couleur sur la chaîne des informations. Des scènes de préparatifs de guerre et de séparations déchirantes passaient à l’écran : femmes et enfants de soldats américains éplorés, parents en larmes sur les quais ; au premier plan, les étreintes et les embrassades, en arrière-plan, le transport de troupes, un croiseur aux lignes pures. Sur d’autres images, quelques manifestants résolus, des pacifistes, brandissaient leurs pancartes. C’était à la veille de la guerre du Golfe, il était seul à Albuquerque, Nouveau-Mexique, et sa femme était morte.

 

Il avait perdu son inspiration et ne se sentait plus motivé pour écrire, pour faire comme par le passé. Quant à savoir s’il retrouverait son enthousiasme, il n’aurait su le dire. Il en doutait. Il avait eu quatre-vingt-quatre ans huit mois auparavant, et il fallait s’attendre à ce que sa vitalité diminue progressivement. Un accroissement négatif avec le temps, comme pour une pile, la dérivée de V, où V désigne la Vitalité, par rapport à T, le Temps, étant égale à moins T, cela donne une équation exponentielle. Il se percevait ainsi, infirme, instable, mentalement affaibli. Stupide d’espérer des élans de prose vivante, inspirée. Mieux valait se consacrer à mettre toutes ses affaires en ordre avant la fin plutôt qu’à fouetter l’âne rétif et décati de l’imagination – pour paraphraser la métaphore élisabéthaine.

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trad. Michel Lederer
03/10/2013 282 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782879297255
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