Editeur
Genre
Littérature française
Été
Allongée sur un manteau noir, Yves Saint Laurent, Lulù, tu chantes, nue, Lulù, tu chantes allongée, tes bras s’étirent loin, au-delà du col du manteau, tes cheveux couleur fauve dessinent une auréole et tu chantes d’une voix brisée et nasillarde une chanson idiote, Come te non c’è nessuno, così timido e solo, tu chantes se hai paura del mondo rimani accanto a me, ces paroles, Lulù, tu les connais par cœur, une chanson que je n’aurais jamais imaginée dans ta bouche après l’amour, Lulù, ce n’est pas une chanson qu’on chante après une première fois,
ce que je rêvais d’entendre ? Je ne sais pas, moi, peut-être Femme fatale, oui, sans doute Femme fatale, mais pas cette chanson idiote, belle mais idiote, ce n’est pas une chanson pour un corps splendide, pas pour une femme allongée sur un manteau qui vaut une fortune, jeté avec négligence sur le lit d’une suite du Minzah, Tanger, vue sur la mer, le détroit, tu chantes Come te non c’è nessuno, tu brailles nei tuoi occhi profondi io vedo tanta tristezza, et j’entends ta voix dans mon dos, Lulù, mon dos nu, après l’amour et je suis assis au bord du lit, ton pied posé sur ma cuisse, des morceaux de ouate entre tes cinq orteils, tu poursuis, Come te non c’è nessuno et moi, je peins, je peins tes ongles avec toute la délicatesse d’un homme nu, Lulù, je les peins rouge carmin, je suis le tracé du pinceau jusqu’au bout de l’ongle, puis je le trempe à nouveau dans le flacon, rouge carmin, je presse le pinceau contre l’embouchure du flacon, je veille à ce que le vernis ne coule pas, je m’applique, je souffle sur chaque ongle pendant que tu fredonnes cette chanson, pour ne pas rire, dis-tu, rire de moi, nu, dans cette suite du Minzah, moi, le premier homme à te vernir les ongles mais j’en suis fier, Lulù, alors je chante, là, ta chanson crétine, j’en ris et tant pis si nous réveillons nos voisins de chambre, nous commanderons du champagne en guise d’excuse et tu chanteras en petite culotte sur le pas de la porte, de la ouate entre les doigts de pied, tu chanteras Come te non c’è nessuno et tant pis pour le voisin de chambre, Lulù, tant pis,
parce que, de toute manière, il est plongé dans un sommeil factice, un tube de Seconal posé sur la table de nuit du Minzah Hôtel, un verre de scotch brille sous la lampe allumée, le fond de liquide ambré dans lequel se reflète la lumière se balance encore,
mouvement pendulaire,
gauche, droite,
gauche, droite,
on perçoit les vagues,
le soleil brille au-dessus, fort, même s’il s’étire là-bas dans l’ouest, patiné de langues roses, les blessures sont orange,
le corps nu de Memphis, un corps lourd, bras et jambes inertes, un corps qui ne semble pas le sien s’échappe d’un drap blanc dans lequel il était enroulé,
le corps plonge dans l’ultramarine, le fracas d’une vitre qui explose en mille morceaux, qui perce la vague, s’estompe aussitôt dans l’eau, devient sourd et Memphis, le corps livide, dans le bleu immense, des millions de bulles qui suivent la marque du plongeon créent une musique cristalline, continue de s’enfoncer au point que le soleil est une tache vive qui s’éloigne de plus en plus,
Extraits
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