LA HAVANE, ÉTÉ 2003
“Il n’y a qu’un temps essentiel pour s’éveiller ; et ce temps, c’est maintenant.”
Bouddha
“L’avenir est à Dieu, mais le passé appartient à l’histoire. Dieu ne peut plus changer l’histoire, en revanche l’homme peut encore l’écrire et la transfigurer.”
Juste Dion
Face A :
Quitte-moi
“… Je serai dans ta vie le meilleur des brumes du passé quand tu m’auras oubliée, comme le plus beau vers est celui dont on ne peut se souvenir.”
Virgilio y Homero Expósito, Quitte-moi
Les symptômes arrivèrent soudain comme la vague vorace qui happe un enfant sur une plage paisible et l’entraîne vers les profondeurs de la mer : le double saut périlleux au creux de l’estomac, l’engourdissement capable de lui couper les jambes, la moiteur froide sur la paume de ses mains et surtout la douleur chaude, sous le sein gauche, qui accompagnait l’arrivée de chacune de ses prémonitions.
Les portes de la bibliothèque à peine ouvertes, il avait été frappé par l’odeur de vieux papier et de lieu sacré qui flottait dans cette pièce hallucinante, et Mario Conde, qui au long de ses lointaines années d’inspecteur de police avait appris à reconnaître les effets physiques de ses prémonitions salvatrices, dut se demander si, par le passé, il avait déjà été envahi par une foule de sensations aussi foudroyantes.
Au début, disposé à se battre avec les armes de la logique, il tenta de se persuader qu’il avait atterri dans cette demeure décadente du Vedado par le plus pur et le plus vulgaire des hasards, et même grâce à une insolite pichenette de la chance qui, pour une fois, avait daigné loucher dans sa direction. Mais quelques jours plus tard, quand anciens et nouveaux morts se retournaient dans leurs tombes, le Conde commença à penser, au point de s’en convaincre, que le hasard n’avait joué aucun rôle, que tout avait été dramatiquement disposé par son destin, comme un théâtre prêt pour une représentation qui ne commencerait qu’avec son irruption destabilisatrice sur la scène.
Depuis qu’il avait quitté son travail d’inspecteur à la Criminelle, plus de treize ans auparavant, pour se consacrer corps et âme – dans la mesure où le lui permettait son corps toujours mortifié et son âme toujours plus ramollie – au hasardeux négoce de l’achat et de la vente de vieux livres, le Conde était parvenu à développer des aptitudes presque canines pour flairer des proies capables d’assurer, parfois avec une surprenante générosité, sa subsistance alimentaire et alcoolique. Pour sa bonne ou mauvaise fortune – lui-même n’aurait su le préciser – son départ de la police et son entrée forcée dans le monde du commerce avaient coïncidé avec l’annonce officielle de l’arrivée de la Crise dans l’île, cette Crise galopante qui allait bientôt faire pâlir toutes les précédentes, toujours les mêmes, les éternelles, parmi lesquelles le Conde et ses compatriotes s’étaient promenés pendant des dizaines d’années, périodes récurrentes de pénuries qui commençaient maintenant à ressembler, à cause de la comparaison inévitable et de la mauvaise mémoire, à des temps paradisiaques ou à de simples crises sans nom n’ayant pas droit, de ce fait, à la terrible personnification d’une majuscule.
Extraits
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