#Roman étranger

Les Brumes du passé

Leonardo Padura

Mario Conde a quitté la police. Il gagne sa vie en achetant et en vendant des livres anciens, puisque beaucoup de Cubains sont contraints de vendre leurs bibliothèques pour pouvoir manger. Le Conde a toujours suivi ses intuitions et, ce jour d'été 2003, en entrant dans cette extraordinaire bibliothèque oubliée depuis quarante ans, ce ne sont pas des trésors de bibliophilie ou des perspectives financières alléchantes pour lui et ses amis de toujours qu'il va découvrir mais une mystérieuse voix de femme qui l'envoûtera par-delà les années et l'amènera à découvrir les bas-fonds actuels de La Havane ainsi que le passé cruel que cachent les livres. Leonardo Padura nous parle ici de ce qu'est devenue Cuba, des désillusions des gens de sa génération, "des Martiens" pour les plus jeunes mieux adaptés à l'envahissement du marché en dollars, aux combines et à la débrouille. Au-delà du roman noir et de l'enquête de Morio Conde, Leonardo Padura écrit un beau roman mélancolique sur la perte des illusions, l'amour des livres, de la culture, et de la poésie si populaire des boléros. On reste longtemps marqué par l'atmosphère de ces brumes cubaines.

Par Leonardo Padura
Chez Editions Métailié

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Genre

Littérature étrangère



 

 

 

 

LA HAVANE, ÉTÉ 2003

 

 

 

 

 

“Il n’y a qu’un temps essentiel pour s’éveiller ; et ce temps, c’est maintenant.”

Bouddha

 

 

“L’avenir est à Dieu, mais le passé appartient à l’histoire. Dieu ne peut plus changer l’histoire, en revanche l’homme peut encore l’écrire et la transfigurer.”

Juste Dion

 

 

 

 

 

 

 

 

Face A :
Quitte-moi

 

 

“… Je serai dans ta vie le meilleur des brumes du passé quand tu m’auras oubliée, comme le plus beau vers est celui dont on ne peut se souvenir.”

Virgilio y Homero Expósito, Quitte-moi

 

Les symptômes arrivèrent soudain comme la vague vorace qui happe un enfant sur une plage paisible et l’entraîne vers les profondeurs de la mer : le double saut périlleux au creux de l’estomac, l’engourdissement capable de lui couper les jambes, la moiteur froide sur la paume de ses mains et surtout la douleur chaude, sous le sein gauche, qui accompagnait l’arrivée de chacune de ses prémonitions.

Les portes de la bibliothèque à peine ouvertes, il avait été frappé par l’odeur de vieux papier et de lieu sacré qui flottait dans cette pièce hallucinante, et Mario Conde, qui au long de ses lointaines années d’inspecteur de police avait appris à reconnaître les effets physiques de ses prémonitions salvatrices, dut se demander si, par le passé, il avait déjà été envahi par une foule de sensations aussi foudroyantes.

Au début, disposé à se battre avec les armes de la logique, il tenta de se persuader qu’il avait atterri dans cette demeure décadente du Vedado par le plus pur et le plus vulgaire des hasards, et même grâce à une insolite pichenette de la chance qui, pour une fois, avait daigné loucher dans sa direction. Mais quelques jours plus tard, quand anciens et nouveaux morts se retournaient dans leurs tombes, le Conde commença à penser, au point de s’en convaincre, que le hasard n’avait joué aucun rôle, que tout avait été dramatiquement disposé par son destin, comme un théâtre prêt pour une représentation qui ne commencerait qu’avec son irruption destabilisatrice sur la scène.

Depuis qu’il avait quitté son travail d’inspecteur à la Criminelle, plus de treize ans auparavant, pour se consacrer corps et âme – dans la mesure où le lui permettait son corps toujours mortifié et son âme toujours plus ramollie – au hasardeux négoce de l’achat et de la vente de vieux livres, le Conde était parvenu à développer des aptitudes presque canines pour flairer des proies capables d’assurer, parfois avec une surprenante générosité, sa subsistance alimentaire et alcoolique. Pour sa bonne ou mauvaise fortune – lui-même n’aurait su le préciser – son départ de la police et son entrée forcée dans le monde du commerce avaient coïncidé avec l’annonce officielle de l’arrivée de la Crise dans l’île, cette Crise galopante qui allait bientôt faire pâlir toutes les précédentes, toujours les mêmes, les éternelles, parmi lesquelles le Conde et ses compatriotes s’étaient promenés pendant des dizaines d’années, périodes récurrentes de pénuries qui commençaient maintenant à ressembler, à cause de la comparaison inévitable et de la mauvaise mémoire, à des temps paradisiaques ou à de simples crises sans nom n’ayant pas droit, de ce fait, à la terrible personnification d’une majuscule.

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trad. Elena Zayas
01/09/2006 353 pages 21,50 €
Scannez le code barre 9782864245865
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