#Roman étranger

La vaine attente

Nadeem Aslam

Afghanistan, 2005, à l'ombre des monts de Tora Bora. Dans une maison aux murs ornés de fresques, aux plafonds recouverts de livres cloués, avec sa fabrique où l'on distillait autrefois des parfums, le vieux médecin anglais Marcus Caldwell pleure sa femme Qatrina et sa fille Zameen disparues, et désespère de retrouver son petit-fils Bihzad. Vers ce lieu, où l'amour régnait sous toutes ses formes, où les sens sont tous sollicités, convergent des êtres esseulés. La Russe Lara à la recherche de son frère, soldat de l'armée soviétique; l'Américain David, ancien agent de la CIA, sur les pas de Zameen et de son fils; Casa, jeune orphelin endoctriné par les talibans. Dans ce roman qui jette une lumière crue sur une région brutalisée, à travers les trajectoires de personnages aux destins liés qui apprennent à s'aimer et à faire revivre les êtres aimés, tout s'emboîte de façon inéluctable. A peine s'est-on réfugié dans la maison de Marcus que la sauvagerie du monde extérieur nous agresse. Nadeem Aslam met dans la balance la fragilité des liens humains, de la raison, de l'art, face à la domination de l'ignorance et de la cruauté étayées par une doctrine suffocante. La langue est chargée de parfums et de couleurs, la narration alterne sans répit entre passé et présent. Ce livre poignant et à niveau d'homme restera en mémoire par sa maîtrise impressionnante et l'émotion qu'il génère. On le referme le cœur battant.

Par Nadeem Aslam
Chez Seuil

0 Réactions |

Editeur

Seuil

Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

 

LIVRE UN

 

 

 

1

Le grand Bouddha

 

 

Son esprit est une demeure hantée.

La femme qui se nomme Lara lève les yeux, croyant avoir entendu un bruit. Repliant la lettre qu’elle vient de relire, elle s’approche de la fenêtre qui surplombe le jardin. Dehors, l’aube emplit le ciel de lumière, même si quelques étoiles sont encore visibles.

Au bout d’un moment, elle se détourne et se dirige vers le miroir circulaire appuyé contre le mur du fond. L’apportant jusqu’au centre de la pièce, elle le pose dos contre le sol, doucement, sans un bruit, par égard pour son hôte qui dort dans une pièce voisine. Indifférente à l’image qu’il lui renvoie d’elle-même, elle s’attarde sur le reflet du plafond qu’elle y voit dans la lumière pâle de l’avant-jour.

Le miroir est grand : à supposer que le verre soit de l’eau, elle pourrait plonger et disparaître sans en toucher les bords. Sur le vaste plafond, il y a des centaines de livres, chacun maintenu en place par un clou qui le transperce de part en part. Une pointe de fer enfoncée dans les pages de l’Histoire, dans celles de l’amour, celles du sacré. À genoux sur le sol poussiéreux à côté du miroir, elle essaie de déchiffrer les titres. Les mots sont inversés, mais la tâche se révèle plus facile que si elle restait des minutes entières la tête renversée à regarder le plafond.

Aucun bruit hormis celui de sa respiration régulière et, dehors, le bruissement de la brise agitant de ses robes ondoyantes le jardin envahi par les mauvaises herbes.

Elle fait glisser le miroir sur le sol, comme si elle passait à une autre section d’une bibliothèque.

Les livres sont tous là-haut, les gros comme ceux qui ne sont pas plus épais que les parois du cœur humain. De temps à autre l’un d’eux tombe de lui-même, à moins qu’on ne choisisse de déloger l’ouvrage voulu grâce au maniement judicieux d’une perche en bambou.

Originaire de la lointaine Saint-Pétersbourg, elle a accompli un long voyage pour arriver dans ce pays, celui qu’Alexandre le Grand a traversé sur sa licorne, cette terre de vergers légendaires et d’épaisses forêts de mûriers, de grenadiers qui ornent les frises de manuscrits persans écrits voilà plus de mille ans.

Son hôte s’appelle Marcus Caldwell. Anglais de naissance, il a passé la majeure partie de sa vie ici en Afghanistan, après avoir épousé une Afghane. Il a soixante-dix ans, et sa barbe blanche, ses gestes mesurés évoquent ceux d’un prophète, un prophète déchu. Elle n’est là que depuis quelques jours et ne sait rien ou presque de cette main gauche que Marcus a perdue. La coupe de chair qu’il pouvait former avec les paumes de ses mains est brisée en deux. Un jour, tard dans la soirée, elle l’a interrogé à ce propos, avec délicatesse, mais il s’est montré si réticent qu’elle n’a pas insisté. En tout état de cause, il n’est besoin d’aucune explication dans ce pays. Il ne serait guère surprenant qu’un jour les arbres et les vignes d’Afghanistan cessent de pousser, de peur que leurs racines en continuant de croître entrent en contact avec une mine enfouie à proximité.

Commenter ce livre

 

trad. Claude Demanuelli
20/08/2009 386 pages 22,30 €
Scannez le code barre 9782020964807
9782020964807
© Notice établie par ORB
plus d'informations