Editeur
Genre
Littérature française
Je pense à ma vie. Voilà où m’a conduit le refus ou l’impossibilité de devenir une « grande personne » : à attendre devant un lac solitaire. Attendre quoi ?
Jean Carrière (Les Années Sauvages)
C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal.
Hannah Arendt
I
J’ai cru longtemps qu’il me fallait être en opposition avec tout le monde, pour ne pas être en désaccord avec moi-même.
Aujourd’hui, je connais l’inconstance de mes certitudes.
Combien de crimes ai-je commis ? Je ne les ai pas comptés. Pourquoi l’aurais-je fait ? Jamais je n’ai eu de goût pour les statistiques. Pas tant de crimes que vous pourriez le supposer, car, avant de recommencer, il me fallait patienter jusqu’à retrouver une atmosphère tranquille dans ma ville d’Aix-en-Provence. Selon les circonstances, attendre plusieurs semaines que l’agitation soulevée par la découverte des cadavres se fût calmée. Alors, cinquante ? Soixante ? Peut-être moins, peut-être plus. Quelle importance ? Assassin une fois ou coupable d’une tuerie, ce n’est pas le nombre qui importe, c’est l’interdit que l’on transgresse. Je ne suis pas un tueur dans le sens que vous donnez habituellement à un individu qui assassine indifféremment pour satisfaire des pulsions. Ce criminel-là, c’est la vie qu’il détruit par plaisir.
Moi, ce sont les rencontres et mes principes qui m’ont amené à éliminer des personnes qui m’étaient désagréables ou des individus à qui j’épargnais une existence trop misérable pour être soutenable.
Ne me dites pas que vous n’avez jamais éprouvé le désir d’éliminer de la surface de la Terre ces figures de crétins imbus d’eux-mêmes, ces hommes et ces femmes à l’intelligence avortée qui ne peuvent s’empêcher de polluer votre environnement avec leurs réflexions idiotes et affirmées.
Ce qui nous différencie, c’est que, si vous avez été tenté de tuer, vous n’en avez jamais eu le courage.
Moi, ce n’est pas l’envie qui m’a fait agir, mais la nécessité. Je vous le dis, croyez-moi, si j’ai tué, c’était pour me défendre, pour débarrasser la société de la souillure, de l’horreur, de la laideur, du vice, de la corruption. L’élimination de chacune de ces personnes était nécessaire pour créer le théâtre parfait dans lequel je souhaitais vivre.
Je ne le faisais pas pour être remercié, je le faisais essentiellement pour moi. Quel que fût leur nombre, c’étaient des fâcheux que je balayais.
Curieusement, j’ai oublié leur visage. Quand j’y repense, j’ai l’impression de revisiter une pièce de théâtre jouée par de mauvais acteurs. Je me dis alors, tiens, je n’aurais pas dû agir ainsi, ce ne sont pas les mots que j’aurais dû prononcer. Et les autres ? Pourquoi étaient-ils si insignifiants, si peu présents face à moi ?
Une pièce dans laquelle les acteurs s’affrontaient bruyamment. Le rôle de chacun d’eux n’avait pas la même gravité. Le personnage principal, c’était moi. J’aurais pu occuper toute la scène, l’emplissant de ma solitude, monopolisant l’attention par l’immensité de ma présence, de mes gestes. Les autres, oui bien sûr les autres. Inévitables, ternes, effacés, maladroits, ils n’étaient là que pour me donner la réplique avec leur bavardage indécent et lamentable.
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