#Imaginaire

L'esclave des sources

Elisha

Quel est le secret de l'immortalité ? L'an 2177 du monde d'avant, l'année 379 de l'ère malthusienne. La planète, ravagée par les excès et les abus, se survit à peine. L'Amérique, déshumanisée, est dévastée. Sur l'Orient, privé de sa rente pétrolière, règnent des nihilistes fanatiques. Dans ce qui était jadis la grande Europe, rebaptisée l'OEkoumène, les Archontes abrutissent les populations de plaisirs artificiels afin de mieux mener leur projet clandestin de maîtriser la vie. Alentour, ce ne sont que terres désolées et bandes de proscrits. A l'exception des Cellules, ce lieu de résistance où des solitaires continuent de transmettre les anciens traités du combat spirituel. C'est l'un de ces dissidents, fait prisonnier par les terribles miliciens que sont les Loups des steppes, qui nous raconte ici sa descente dans les cercles de l'enfer, ses épreuves, ses tentations, ses luttes. Jusqu'à sa libération ultime de tous les mirages et de toutes les illusions de ce contre-monde fabriqué par des apprentis sorciers. Une théologie-fiction en forme de science-fiction. Un roman haletant. Une lecture passionnante dont on sort changé.

Par Elisha
Chez Cerf

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Auteur

Elisha

Editeur

Cerf

Genre

Science-fiction

καὶ οὐκ ἔστιν ἐν ἐμοί πῦρ φιλόϋλον· ὔδωρ δὲ ζῶν καί λαλοῦν ἐν ἐμοί ἔσωθἐν μοι λἐγον· ∆εῦρο πρὸς τὸν πατέρα.

IGNACE D’ANTIOCHE. 

 

 

LES CERCLES DE L’ENFER


Les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Proclamation de Matthieu.

 


J’avais eu tort de croire l’alerte passée. Les razzias des Loups de la steppe, bien qu’intermittentes, étaient devenues une routine. Nous nous y étions adaptés. Il suffisait que, du sommet des falaises surplombant les Cellules, apparaissent les signaux convenus avec les bergers. Automatiquement, les gestes s’enchaînaient. Tout d’abord, cacher les biens les plus précieux, en fait quelques manuscrits, dans les grottes reculées où les Loups, plutôt claustrophobes, n’aimaient pas s’attarder. Puis, emporter nos maigres provisions de nourriture. Pour éviter leur destruction, nous n’en gardions guère sur place et le cellérier, chargé de les entreposer, ne cessait de les déplacer dans un vaste labyrinthe de fosses. Enfin, s’enfoncer dans les boyaux dotés de toutes sortes de leurres et d’obturations, où nous pouvions tenir des jours durant. À une époque, les Loups avaient essayé de nous gazer comme des damans dans leur terrier. Leurs premières tentatives avaient causé des pertes sévères dans nos rangs. Nous avions alors réaménagé le réseau de façon à pouvoir y orienter la circulation de l’air. Voyant les vapeurs asphyxiantes se retourner contre eux, les Loups avaient abandonné le procédé. Il ne leur plaisait sans doute pas. Ces supplétifs kurdes ou caucasiens aimaient faire preuve d’une cruauté théâtrale dans l’accomplissement de leur mission. Ils étaient chargés de ratisser les arrières du limes pour appréhender les clandestins ayant réussi, on ne sait trop comment, à gagner l’Œkoumène. La terreur leur servait de méthode. Mais ils n’oubliaient pas qu’ils étaient avant tout des chasseurs et, lors des périodes de répit, nous étions le gibier qu’ils traquaient pour tromper l’ennui. C’était du braconnage, en principe illégal, mais commandé par l’Autorité, en sous-main.
L’Autorité ? Bienvenue en l’an de grâce 2177, ou, selon le comput officiel, en 379 de l’ère malthusienne. Je ne sais si ce mémoire que je m’acharne à rédiger atteindra, dans quelque temps futur, un quelconque lecteur. Mais si tel est le cas, je me dois de me faire son Virgile et de le guider, autant qu’il est possible, à travers les cercles de l’enfer.
Membre de la confédération qu’il forme en théorie, mais qui est lâche en pratique, avec une Amérique du Nord devenue depuis longtemps hispano-asiatique, l’Œkoumène recouvre l’Ouest et le Centre de ce que l’on nommait l’Europe. Ses frontières sont appelées, comme celles de l’antique Empire romain, limes. À l’Est, le limes est fluvial. Il double le lit du Dniestr d’une part, de la Vistule et de son affluent le San, de l’autre. Il est bardé, dit-on, d’une barrière électromagnétique infranchissable que l’on retrouve, à l’extrême du septentrion, en Scandinavie, le long du fleuve Torne jusqu’au port boréal de Narvik. L’autre limes est maritime. Au Sud, il partage approximativement en deux la mer Méditerranée suivant l’axe Est-Ouest, avec deux extensions : la première, partant de la Mer Noire, descend vers l’embouchure du Dniepr ; la seconde, au-delà du détroit de Gibraltar, remonte de quelques centaines de kilomètres en direction du cercle polaire. Au Nord, dans la mer Baltique, elle enjambe la baie de Poméranie et le golfe de Botnie. Là, il s’agit d’un maillage complexe de filets dotés de détecteurs et armés de mines miniaturisées que quadrillent en permanence des patrouilles de vedettes rapides. Le département du limes est d’ailleurs l’un des plus gros budgets de l’Autorité, avec ses propres troupes, fournies et équipées, dont on veille à stimuler le zèle. Il se murmure qu’elles sont constituées d’anciens illégaux sélectionnés parmi les plus hardis, qui connaissent les ruses et méthodes de franchissement des frontières. Ils savent se montrer envers leurs proies aussi implacables qu’on a pu l’être avec eux dans le passé. Mais le mystère demeure : comment tant de clandestins ont pu passer ces clôtures de sécurité sophistiquées ? Cela paraît incroyable alors que le fait est plus fréquent qu’on ne l’imagine. L’existence des Zones de Quarantaine en témoigne.
L’Œkoumène compte un peu plus de vingtcinq millions de citoyens, autant d’ilotes et un nombre indéterminé d’illégaux, mais sans doute élevé malgré un effrayant taux de mortalité. Seuls les citoyens majeurs élisent le Sénat, qui n’a que peu de contrôle sur le Conseil des Archontes. Le mode de fonctionnement et les règles de cooptation de cet organe, véritable cœur du pouvoir, sont occultes. Les Archontes font figure de gardiens du temple. Ils s’occupent peu du gouvernement quotidien, laissant ce soin aux différents départements de la Curie, mais ils veillent à maintenir les objectifs à long terme de l’Œkoumène et sa pureté idéologique. Ce qui explique leur aversion insurmontable à notre endroit.
Être traqué, tel était notre sort. Pressé de retourner à ma cellule, j’avais oublié la patience et la ténacité du chasseur de la steppe, capable de rester à l’affût pendant des jours devant l’ouverture de la tanière où il savait que se terrait sa victime. J’aurais dû être alerté par le silence insolite qui enveloppait la vallée. Non pas que cette retraite écartée fût à l’habitude animée. Des choucas facétieux, au plumage orné d’élégantes touches mordorées, se chargeaient d’assurer une animation continue par les doux sifflements qui accompagnaient leurs vols acrobatiques. Ce manège m’avait d’ailleurs souvent amusé. Je ne pouvais m’empêcher de penser que les corneilles de clocher, pour user du surnom de leurs congénères dans l’ancien monde, voulaient nous distraire de nos austérités, qu’elles passaient et repassaient inlassablement devant l’ouverture à flanc de falaise de nos cellules comme pour nous remercier de notre sympathie, sachant qu’elles n’avaient rien à craindre de nous. Ces oiseaux étaient ainsi devenus les compagnons enjoués et insouciants de notre solitude. Quand on ne les entendait plus, on pouvait être sûr que quelque intrus avait pénétré dans notre havre de quiétude. Ils secondaient les bergers de la montagne et rendaient encore plus difficile aux Loups de nous surprendre, malgré la soudaineté de leurs interventions. Seules leur aptitude à se tenir longtemps immobiles et leur science du camouflage pouvaient donner le change aux choucas, dont les mélodieux exercices de voltige reprenaient peu à peu pour s’interrompre à nouveau au moindre mouvement inaccoutumé. Cette fois, je n’avais pas été attentif au message de mes amis ailés. Avertis de ma présence par les microsenseurs thermiques qu’ils avaient l’habitude de semer dans les grottes désertées lors de leurs fouilles préliminaires, les traqueurs devaient préparer, depuis l’à-pic, la descente en rappel de l’un des leurs.
Impitoyables, les Loups jurent de servir jusqu’au dernier souffle les Archontes, implacables quant à leur propre sécurité. Mais les maîtres ont un autre rapport à la mort que leurs séides. Ils considèrent sans doute leur communauté de pouvoir comme l’antichambre de l’Éden retrouvé. Estimons plutôt, et avec indulgence, qu’il s’agit là du premier cercle de l’enfer.
Les Archontes veillent à ce que l’Œkoumène reste ordonné à l’utopie qui est sa raison d’être originelle : la quête de l’immortalité. Ils ont créé à cette fin l’Institut « Source de Vie » qui capte l’essentiel des crédits de recherche et mobilise une élite choyée de biotechniciens. L’Institut est l’objet de rumeurs aussi effroyables qu’invérifiables, mêlant banques d’organes, matériel biologique expérimental et création de chimères. Qu’en est-il en réalité ? Il est difficile de le dire car les laboratoires de « Source de Vie » sont implantés dans des blockhaus fortifiés.
Certains faits sont avérés : ainsi la technique du clonage bute jusqu’aujourd’hui sur des obstacles qui semblent insurmontables. Lorsque, sur ce chemin incertain, une difficulté est franchie, surgit comme par enchantement une barrière inattendue qui retarde à nouveau la maîtrise du Graal génétique. La nature sait préserver ses mystères, ou bien sa structure est d’une telle complexité que, malgré nos fanfaronnades, nous n’en sondons jamais que l’écorce. En revanche, la technique bio-chirurgicale atteindrait un degré stupéfiant de sophistication : la transplantation d’organes et la régénération des tissus, en progrès constants, assureraient, diton, aux privilégiés qui peuvent y avoir accès une longévité étonnante jointe à une apparence perpétuellement juvénile. Les Archontes seraient les premiers à en bénéficier, bien sûr, et avec eux les échelons supérieurs de l’Autorité et de la Curie, ainsi que les élites des sphères industrielle et académique.
Mais le mirage bionique, lui, a fait long feu. S’ils en avaient eu les moyens, nul doute que les Archontes auraient favorisé cette voie vers l’immortalité. Les prothèses informatiques intégrées auraient été d’un effet plus durable que la revitalisation des organes par transplantation. L’épuisement des terres a cependant conduit à des choix douloureux. Deux siècles durant, on a moqué les prophètes annonçant que l’intendance ne suivrait pas, que les limites des ressources terrestres interdisaient toute fuite en avant technologique et ne permettraient pas, en particulier, de trouver le salut dans la cybernétique, trop dépendante des minéraux rares. Ceux-ci, comme les sources de combustibles, sont aujourd’hui inaccessibles. Le système d’autarcie économique qui régente désormais la planète et le rigoureux protectionnisme appliqué par ses différents blocs a renforcé leur pénurie. Ces précieux composants ne peuvent guère être obtenus dans l’Œkoumène que par recyclage. Les circuits biologiques qui leur servent de substituts sont affectés aux secteurs vitaux : la production d’énergie, l’armement des milices, le perfectionnement des réseaux informatiques, en grande partie voués à la surveillance de la population, ainsi que le fonctionnement des transports, essentiellement ferroviaires, coûteux et soigneusement planifiés. L’utopie n’empêche pas le réalisme, et les Archontes savent fort bien qu’ils doivent avant tout assurer l’assise économique et la stabilité sociale nécessaires à la réalisation de leur projet à long terme.
Les citoyens constituent le deuxième cercle de cet enfer. Ils possèdent la plénitude des droits garantis par l’Œkoumène, parmi lesquels celui d’élire le Sénat. Cette assemblée, chargée de légiférer, est censée les représenter démocratiquement au sommet de l’État. En pratique, ce n’est qu’un rouage voué à inscrire dans la loi les orientations dictées par le Conseil des Archontes. Le Sénat a toutefois conservé un droit de remontrance, et il arrive même qu’il en fasse usage. En politiques habiles, les Archontes feignent de lui donner raison dans les cas qui les indiffèrent. Les sénateurs, sorte de parasites prébendés, en sont réduits à masquer leur impuissance par une pompe ostentatoire, inversement proportionnelle à l’influence qu’ils exercent sur la conduite des affaires.
Si le bien-être se révèle inégal parmi les citoyens de l’Œkoumène, il ne chute jamais audessous d’un niveau élémentaire, ce qui rend la plupart d’entre eux satisfaits de leur sort. La propagande répète inlassablement qu’audelà des frontières règne la violence la plus brutale, que le reste du monde consiste en une sorte d’extension transcontinentale des Zones de Quarantaine. Consciente qu’elle n’assure aux citoyens qu’une aisance précaire, l’Autorité s’efforce de les étourdir par un tourbillon de divertissements. L’état de dislocation de la société leur facilite la tâche. L’usage libre des stupéfiants enclôt chaque individu dans une bulle solitaire qui en fait une proie toute désignée pour l’industrie du loisir. La licence sexuelle est élevée au rang de principe : hommes et femmes passent de main en main et les couples stables sont considérés comme une aberration.
À l’origine de ce laxisme organisé se trouve une raison précise. Avant même la grande crise, la structure de la pyramide des âges et l’effondrement de la natalité rendirent impossible d’assurer à tous le financement de ce bref âge d’or qui s’appelait jadis « la retraite », récompense de décennies de labeur. Le nombre de ses bénéficiaires en vint, avec le temps, à se réduire comme une peau de chagrin. Nos timoniers éclairés firent valoir que la perspective d’une longue vie, jointe à la dégradation matérielle de notre monde dévasté, ne permettait plus d’assurer aux citoyens cette vacuité dispendieuse.
Chacun fut donc tenu d’être actif jusqu’au terme de son existence. L’extension des loisirs avait initialement pour but, outre la diffusion d’un hébétement généralisé, de compenser l’amertume que cette mesure ne manquerait pas de causer aux citoyens. Au sein d’une économie désormais très réglementée, les grandes compagnies de divertissement sont ainsi les seules à être soumises à la concurrence, la nouveauté perpétuelle étant pour elles un impératif.
Conscients de l’insuffisance de cette contrepartie, nos bienveillants Seigneurs sont devenus experts dans le maniement d’un autre levier, conforme à leurs objectifs ultimes : l’utopie d’une vie sans terme. La promesse de la jeunesse éternelle parle d’elle-même à l’imagination et suscite dans les esprits conditionnés une irrésistible euphorie. Très adroitement, les Archontes se sont montrés discrets sur ce terrain, laissant libre cours aux rêves ou aux fantasmes que chacun peut échafauder pour son propre compte. Beaucoup n’en voient que les aspects les plus grossiers, que de nombreux hommes entendent comme la possibilité de continuer à copuler frénétiquement à cent ans passés. C’est dire les pitoyables pantins que nous sommes devenus !
Il est facile de faire miroiter le mirage fabuleux de l’immortalité, horizon radieux de l’Œkoumène. Mais il n’a pas échappé à nos Maîtres que, dans les conditions économiques vulnérables qui sont celles de notre monde, la simple promesse et espérance de la longévité ne sauraient valoir pour tous les citoyens. Seules les élites, on l’a dit, en bénéficient. Aussi estil délicat de manipuler ce faux serment. Les Archontes savent qu’ils jouent là sur la corde raide et qu’ils ne peuvent visiblement décevoir les espoirs insensés qu’ils ont fait naître. Ils s’efforcent donc d’en dispenser des gages parcimonieux. C’est dans ce but qu’une loterie de la perpétuation a été instituée par l’Autorité au bénéfice exclusif des ressortissants non serviles de l’Œkoumène, ce qui lui permet d’engranger au passage les substantiels dividendes de son monopole en la matière. Le gagnant se voit accorder l’accès aux derniers développements de la chirurgie des transplants. La possibilité, pour un citoyen ordinaire, d’être l’heureux élu dans la course à la durée suffit à maintenir la population libre de l’Œkoumène dans les limites d’une impatience raisonnable. L’envie instillée de la sorte accapare l’attention de la majorité des citoyens, aiguillonne leur désir et focalise leurs ambitions. Une fois pris à l’hameçon par cette chimère, rien n’existe plus pour eux, sinon la frénésie mimétique que suscite cette tombola dotée d’une pareille récompense, suspendue au pur hasard d’une fortune aveugle.
Tout au soulagement de retrouver la lumière, je n’avais pas prêté attention à l’absence suspecte de tout bruit. Tournant le dos à l’entrée de la cellule, je faisais face à la fresque du mandylion, l’image de la SainteFace, qui ornait l’oratoire. Étonnamment, elle n’avait pas été vandalisée par le commando des intrus. Lorsque la cavité s’assombrit, je compris brutalement qu’il se passait quelque chose d’anormal. Trop tard ! À peine m’étaisje retourné qu’une silhouette menaçante se dessinait à contre-jour. Un Loup en treillis couleur sable, qui pointait vers moi son arme-laser, se mit à me rudoyer. Je crus un instant qu’il allait m’abattre sur-le-champ. À ma grande honte, cette perspective d’abord me paniqua avant de ne laisser subsister en moi qu’un vide béant. Pour qui venait vivre aux Cellules, la mort était doublement familière. Il y allait spirituellement du sens même de notre exode. Mais l’on savait aussi qu’elle pouvait être décrétée contre nous, concrètement, à tout moment. Notre existence n’était pas seulement illégale, mais aussi haïssable aux yeux de l’Autorité. Il était donc permis à quiconque de supprimer n’importe lequel d’entre nous. La mort était une ligne d’horizon qui marquait la trame de nos vies. Mais elle constituait surtout un objet régulier de méditation. Nous nous efforcions de l’anticiper en esprit pour franchir cette ligne frontière par-delà laquelle surgissait, selon nos anciens, une contrée lumineuse. Pour autant, elle nous demeurait étrangère dans son effet réel. Être saisi pour la première fois par cette menace dans la force de l’âge et à l’improviste me fit vaciller, car « l’esprit est ardent, mais la chair est faible ». J’eus la sensation de m’évaporer de moi-même à la minute du suprême rendez-vous auquel j’aurais pourtant dû être préparé. L’éclipse intérieure que je venais d’éprouver dissipa le fantasme de maîtrise qui était la grande tentation de l’ascèse. Le but de la vie au désert n’était pas d’acquérir une indifférence hautaine vis-à-vis de la mort, mais de trouver, fut-ce au milieu des angoisses, la force de l’abandon confiant. Heureusement, ce n’était pas encore pour moi l’heure ni de la lumière, ni de la ténèbre.
L’enfer aboutit à ce que l’on nomme la Quarantaine. Ces cercles les plus obscurs sont constitués pour partie par les ilotes et pour partie par les illégaux. Les ilotes furent à l’origine des citoyens victimes du grand déclassement : paysans déracinés, chômeurs vagabonds, délinquants intermittents. Les illégaux rassemblent les descendants des opposants idéologiques qui, pour être devenus insignifiants en nombre, ne continuent pas moins de faire l’objet d’une étroite surveillance policière. Malgré la transmission de ce statut inférieur de génération en génération, le taux de natalité est si faible dans l’Œkoumène et les besoins économiques si pressants qu’il a fallu se résoudre à y adjoindre certains de ces parias, extraits dès l’enfance de cette arrière-cour infernale. L’amputation de leurs cordes vocales jointe à l’assurance de sévères rétorsions en cas de révélation sur ce qui s’y passe suffit à assurer leur silence. Le labeur pénible des ilotes n’est pas rémunéré, mais ils bénéficient d’un système de rationnement qui leur assure les biens de première nécessité. On veille à leur dispenser quelque vulgaire distraction à travers un canal 3D qui leur est réservé. On leur concède, de temps à autre et dans de strictes limites, des plaisirs grossiers pour achever de les abrutir. Au mieux, ils occupent des postes de production d’appoint, servent d’employés de maison subalternes ou sont affectés aux charges élémentaires de maintenance et de nettoyage. Le plus souvent, on leur réserve les travaux exterminateurs dans les latifundia des trusts agroalimentaires ou les tâches intoxicantes dans les laboratoires des industries de recyclage. Bien que le fait soit régulièrement démenti, les éléments les plus jeunes et avenants sont la proie des perversions de l’élite.
Les ilotes furent les premiers, alors même que leur caste était en voie de constitution, à être privés du bénéfice de la retraite. L’Autorité est virtuose dans ce genre de trucage juridique. Lorsqu’elle ne peut plus assurer le financement d’un droit, elle en restreint drastiquement le champ d’application. C’est ce qui est arrivé à ces parias qui se sont vus peu à peu retirer tout bénéfice des dispositions légales, déjà ténues, les concernant. Nulle promesse de longévité dans leur cas. Au contraire, une fin horrible attend la plupart d’entre eux. Ce cruel renversement de sort, les Archontes, patients à agir sur le long terme, en ont posé les jalons bien en amont. Parallèlement à l’exaltation de la jeunesse, leur propagande s’est faite obsessive sur son corollaire négatif, la haine du vieillissement. Le matraquage a fini par atteindre son but : faire paraître le grand âge comme une sorte d’obscénité. Il est devenu inconcevable, dans les cités de l’Œkoumène, de rencontrer l’une de ces figures que l’on croise encore dans la steppe ou aux Cellules, à la silhouette tassée qui respire néanmoins l’aplomb d’une rectitude inébranlable, au visage buriné où brille pourtant l’éclat d’une sagesse indulgente. Les marques physiques et psychiques de la sénescence sont devenues insupportables à nos contemporains. Leur spectacle ne manquerait pas de susciter chez eux un mélange de répulsion horrifiée, de peur panique et d’agressivité vindicative, tant le conditionnement ambiant a été efficace. Ainsi, le terrain a été excellemment préparé afin que nos Bienfaiteurs puissent faire accepter sans réelle contestation l’une de leurs plus admirables trouvailles : l’exeat.
Où se procurer, en effet, la matière première de transplantations à grande échelle ? La réponse sans scrupules de nos Grands Hommes s’est imposée d’elle-même : dans les populations privées de droit, c’est-à-dire essentiellement parmi les ilotes. Outre l’horreur de la vieillesse que ces derniers ont intériorisée à des degrés divers, ils sont confrontés à la perspective d’une fin de vie misérable, sans ressources, à la charge exclusive de leurs proches tout aussi démunis. Dès que leur productivité décline, qu’une maladie les affaiblit ou qu’un accident du travail les rend impotents, ils deviennent un poids. Les Archontes en ont déduit un tour de passe-passe criminel dont le cynisme achevé passe les bornes de la pire imagination. En reconnaissance de leur existence d’abnégation, l’Autorité prétend généreusement assurer aux ilotes blanchis sous le harnais une fin heureuse, sans déchéance et douleur, en leur permettant de passer leurs vieux jours dans un réseau d’hospices poétiquement appelés «prairies». Elle organise alors, en présence de leurs proches, une cérémonie solennelle accompagnée de discours dont la rhétorique magnanime est particulièrement abjecte. Pour la première et dernière fois de leur vie, ils sont mis à l’honneur. Il leur est pompeusement délivré, comme s’il s’agissait d’un privilège, leur « permis de sortie » de l’existence laborieuse : l’exeat, qui a valeur de passeport pour un repos qui s’avère, dans la plupart des cas, être éternel. Car dans les faits, hormis quelques établissements-Potemkine mis en avant par la propagande afin de donner le change à l’opinion comme aux futurs usagers, les « prairies » sont des centres d’euthanasie camouflés, où les pensionnaires ne jouissent que d’un séjour fort bref. La science, reconnaissante, récupère leurs tissus et organes utilisables pour ses banques de transplantation.
En principe, le choix de l’exeat est libre et il est loisible de le refuser pour terminer misérablement ses jours dans les slums. Avec le temps, les ilotes, non qu’ils aient pu en percer l’abyssal secret, mais comme guidés par une sorte de noir pressentiment les rendant instinctivement de moins en moins dupes, ont décliné en nombre croissant ce faux sésame. L’Autorité exerce donc en sous-main des pressions insidieuses mais efficaces. Elle promet aux membres de l’entourage, en cas d’acceptation, une prime en soi fort modique mais non négligeable au regard de leur dénuement. La liberté des malheureux listés s’en trouve sérieusement hypothéquée. Il se murmure même que, lorsque l’Institut Source de Vie n’atteint pas les quotas d’organes déterminés par le plan à long terme d’extension de la longévité, on n’hésite pas à recourir à la force en se saisissant manu militari de malheureux « élus » préalablement drogués. Ainsi se construit la marche exaltante vers l’avenir radieux de l’immortalité.
Plus loin, c’est le dernier cercle de l’enfer, les Zones de Quarantaine intégrale. Ce sont d’immenses secteurs hermétiquement clos, situés en général dans la périphérie lointaine des centres urbains. On y expédie les illégaux capturés aux frontières ou, plus rarement, dans la profondeur du limes. Une fois enfermés là, l’Autorité ne se préoccupe plus que d’acheminer aux entrées de ces ghettos un ravitaillement minimum, selon la population estimée, et laisse s’opérer la sélection naturelle. Les Quarantaines sont autogérées, pour le pire plutôt que pour le meilleur. Personne ne se risque guère à l’intérieur. Même les Zonaux, lorsqu’ils doivent impérativement y conduire quelque opération de police extraordinaire, n’y pénètrent jamais qu’en convois blindés lourdement armés. La seule exception connue demeure sans postérité. L’une des firmes majeures de production de divertissement avait passé un accord avec le département de la justice, qui pensait faire ainsi œuvre de dissuasion. Les coupables de crimes odieux, plutôt que d’être condamnés aux travaux forcés à vie dans les latifundia de l’Est, pouvaient choisir d’être introduits à leurs risques et périls dans la Zone de Quarantaine la plus proche, où ils pourraient vivre à leur guise s’ils survivaient. Dotés d’un bracelet électronique permettant leur localisation, ils étaient bientôt talonnés par une troupe de poursuivants volontaires surarmés, qui trouvaient quelque piment dans une battue où ils risquaient eux-mêmes de trouver la mort. La traque était retransmise sur le canal global 3D de l’Œkoumène. Mais le taux de mortalité des chasseurs fut d’emblée tel que l’expérience tourna court.
La Quarantaine est lieu de trafic, prostitution, pillage, viol, meurtre et destruction. La loi qui y règne est la recherche de domination, toujours instable, entre les différents clans mafieux ou gangs ethniques qui la peuplent. Chacun défend farouchement son territoire et cherche à conquérir celui du voisin. Entre les actes de violence gratuite et les conditions sanitaires épouvantables, inutile de préciser que l’espérance de vie y est très loin des barèmes en vigueur chez les aspirants à l’immortalité. Le taux de mortalité annuel est estimé à trente pour cent de la totalité des populations de ces Zones. Viennent en premier lieu et en majorité les jeunes mâles, mais aussi les enfants en bas âge et les jeunes filles mortes en couches. Il se dit qu’une bonne partie des Zonaux et des Gardes-frontières se recrute parmi ceux qui, survivant à ces affrontements sans merci, ont ainsi fait preuve d’une exceptionnelle combativité. Comment le sait-on, puisque personne n’y pénètre hormis les illégaux eux-mêmes, et que l’on n’en sort – assez rarement – que réduit au silence ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, il est des choses sur lesquelles nous, les marginaux, les proscrits, les asociaux des Cellules, sommes mieux renseignés que la Milice elle-même. Car nous ne nous voulons jamais que les humbles gardiens des sources.

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05/05/2015 244 pages 20,90 €
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