#Imaginaire

Moxyland

Lauren Beukes

Au Cap, en Afrique du Sud, dans la société ultra-technologique qu'est Moxyland, le monde virtuel a pris le pas sur le réel. L'apartheid, jadis axé sur la ségrégation raciale, a déplacé sa ligne de partage. Le téléphone portable, qui contient systématiquement les données personnelles de chaque citoyen, est un passeport obligatoire, sinon vital. Seuls ceux qui sont connectés en permanence ont leur place dans la société, les autres en sont exclus. Kendra, Lerato, Toby et Tendeka décident de s'insurger contre l'ordre établi. Ils sont programmeur, blogueur, activiste ou simple étudiant, mais tous aspirent à plus de liberté. Ils s'engagent dans une lutte sans merci contre une police ultra-violente, qui sévit en toute impunité. L'issue en sera forcément fatale.

Par Lauren Beukes
Chez Presses de la Cité

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Genre

Science-fiction

 Ce n'est rien. Un injectable. Une piqûre. Pas d'hôpital. Comme un rappel, mais sacrement amélioré.
J'essaye de m'en persuader.
La ligne corporate file dans les tunnels sur une fine couche d'eau de mer : le trop-plein des marées recyclé dans les entrailles suintantes et cliquetantes du Cap, comme tous les effluents de cette ville. Comme moi. La fille qui a lâché l'école d'art, réinventée en illustre ambassa­drice d'une marque. Le bébé sponsorisé. La fille de Ghost.
Je n'aurais aucun mal à m'habituer à tout ça : l'absence de brûlures de cigarette sur les sièges, de panneaux de pub braillards, de voyous qui vous reluquent. Mais le pro­gramme ne prévoit pas d'amélioration de mon statut. J'en profite seulement pour la journée, le temps d'entrer et de sortir. Ils n'aiment pas avoir des civils qui traînent dans le coin.
Quand l'aquatrain ralentit pour se ranger dans la gare de Waterfront Exec, il projette des gerbes d'eau de mer en arc le long de ses flancs. Je brandis mon appareil et prends trois clichés rapprochés à travers les résidus de sel entrela­cés sur les vitres ; pour ma défense, c'est un réflexe. J'oublie les restrictions légales concernant la prise de photos en espace corporate, ainsi que le fait que ce genre de pro­vocation peut entraîner la résiliation de mon laissez-passer spécial, celui qu'Andile a chargé dans mon téléphone pour l'occasion.
Ils n'aiment pas beaucoup ça, vous savez, dit le type assis en face de moi.
Il n'a pas l'air plus à sa place que moi, avec sa barbe brous­sailleuse et ses cheveux plaqués en mèches mouillées. Il est plus âgé que moi - vingt-sept, vingt-huit ans - et porte une combinaison de surf en néoprène. Sa planche est nonchalam­ment posée à ses pieds et bloque à moitié le passage.
-—  Je vais les effacer.
C'est impossible, bien sûr. J'ai utilisé mon F2, déniché pour trois fois rien en même temps que mon Hasselblad au marché de Milnerton, lors de la dernière grosse épidé­mie, quand tout le monde croyait que c'était la fin. C'est un vieux modèle. A pellicule. Pour effacer les photos, il faudrait l'ouvrir et exposer le film. Mais personne n'est jamais assez futé pour remarquer que c'est un argentique.
-—  Pas la peine, fait-il, c'était juste pour dire. Dans le coin, ils sont assez susceptibles, avec toute cette tech pro­priétaire.
-—  Non, merci. Vraiment, j'apprécie.
Je fais semblant de bidouiller le dos de mon appareil avant de le remettre dans mon sac en essayant de ne pas penser au fait que le terme s'applique aussi à moi, désor­mais. De la tech propriétaire.
-—  A la prochaine, dit-il en se levant, comme si on allait fatalement se revoir.
Les portes s'ouvrent dans un soupir asthmatique. L'homme a laissé une tache humide sur son siège.
-—  Ouais, sûr, je réponds en m'efforçant de paraître ami­cale tout en descendant sur la plateforme de la gare.
Mais cet échange n'a fait que me rendre nerveuse, me rappeler que je ne suis pas à ma place, ici. A tel point que je baisse la tête en croisant le flic de service à l'entrée - le genre de comportement que les caméras guettent de près, sans parler des chiens. L'Aito assis aux pieds du flic, alerte et haletant, me lance un regard par-dessus son museau, rien de plus. Il ne décèle ni odeur chimique illégale, ni pic suspect de mon taux d'adrénaline, ni résidu de lacrymo policière. Son opérateur ne prend même pas la peine de me regarder; il me fait distraitement signe de passer en scannant rapidement mon téléphone, ce qui lui permet de vérifier ma bioID et le laissez-passer temporaire.
Je ne suis qu'à six rues de ma destination, mais le laissez-passer ne m'autorise pas à marcher ; Andile a donc loué une voiture qui m'attend déjà dans le parking. Je manque de la rater, parce que la seule chose qui la trahit est une plaque d'immatriculation estampillée VUKANI MEDIA. Le nom signifie : « Réveillez-vous ! Levez-vous ! Battez-vous ! », et je me demande contre qui ils sont censés se battre. La chauffeuse lâche un ricanement sec lorsque je lui pose la question, mais elle n'a aucune théorie à m'offrir. Nous fai­sons le chemin dans un silence froid, professionnel.
Sortir mon appareil me démange, mais je réussis à me retenir. Nous passons entre les rangées d'arbres filtrants qui bordent la route Vukani et absorbent la lumière solaire et les bourrasques pour alimenter les bâtiments en énergie. On ne voit pas souvent des forêts filtrantes, pas moi en tout cas. Leur entretien est trop coûteux pour qu'on en trouve hors des enclaves corporate.
A mon arrivée, la réceptionniste m'explique qu'elle aimerait bien m'offrir un rafraîchissement, mais que ça n'est pas recommandé avant la procédure. Est-ce que je souhaite m'asseoir ? Andile sera là dans une minute. Est-ce que ça me dérange qu'on vérifie mon appareil et mes autres ins­truments d'enregistrement ? Mon téléphone ne pose pas de problème puisque des bloqueurs d'applications interdi­sent toute activité non autorisée.
Je remets à contrecœœur mon Leica Zion puis, après un moment d'hésitation, le Nikon.
-—  La moitié de mon exposition est là-dedans, dis-je en montrant le F2.
-—  Bien sûr. Ne vous inquiétez pas. Je vais le ranger dans le coffre, répond-elle.
Derrière elle, une tapisserie de récompenses : des sta­tuettes en or de masques africains et des Loeries en plexi­glas aux ailes déployées.
Je prends un siège dans le vestibule. Sans mes appareils, je me sens nue. Andile arrive alors dans une tempête d'énergie et m'escamote en direction de l'ascenseur. Il a le genre de personnalité qui remue les atomes d'une pièce avant même son entrée.
-—  La voilà. Pile à l'heure, poupée.
Sans rire, il parle vraiment comme ça.
-—  Tu vas bien ? Pas d'embrouilles ?
-—  Ça va. Sauf que j'ai failli me faire éjecter pour avoir pris une photo dans le tunnel.
-—  Oh, poupée, tu dois museler tes ardeurs. Pas question de passer pour l'une de ces activistes du secteur public, avec leurs âneries genre « tech gratuite pour le bien de tous ». Remarque, ces clichés vaudront quelque chose quand tu seras célèbre. Tu pourras m'en faire un tirage ?
-—  Pour aller avec le reste de ta collection ?
Son bureau du dix-septième étage est colonisé par un assortiment de gadgets aussi éphémères que branchés, dont l'essentiel est à la limite de la légalité. L'exemple le plus rayonnant est un équipement subtech basse fidélité qui trône sur son étagère : une radio satellite bricolée, achetée au noir à la Campagne malgré la quarantaine, ce qui la rend d'autant plus précieuse et son propriétaire d'autant plus fier. Cette marotte n'a rien de surprenant chez un directeur créatif, tout comme la chemise rose et l'élégant plug métallique dans l'oreille droite. Les photos volées du tunnel iraient bien avec l'ensemble.
En revanche, le contrat détonne. Cette pile de papier blanc posée sur le bureau, au milieu de la ménagerie de jouets en vinyle, a quelque chose de stérile, de trop clinique pour se mêler à toute la joyeuse bonne humeur qui l'entoure.
Le stylo biosig avec lequel j'ai signé (ici, ici et là) est garni de barbelures microscopiques qui ont prélevé quelques celIules de peau sur mon pouce pour les mélanger à l'encre. J'ai donc signé avec mon sang. Ou plutôt, avec mon ADN, ce qui est à peu près la même chose.
-—  Adams, K. ?
Une femme sort de la salle du conseil d'administration, très professionnelle dans son tailleur sombre. Elle tient un dossier sur lequel est imprimé mon nom en lettres majus­cules.
-—  Je suis le Dr Precious. Nous nous sommes déjà vues, pour la prémédication.
Derrière elle, de l'autre côté des immenses fenêtres qui montent du sol jusqu'au plafond, le vent du sud-est regroupe et fait tourbillonner les nuages sur la Montagne de la Table, comme des rafales de barbe à papa. Spookasem dans l'idiome local : le souffle du fantôme.
-—  Auriez-vous l'amabilité de remonter votre manche ?
Elle prépare déjà l'autoseringue.
Le Dr Precious est là sur contrat. Même les agences de pub dotées d'un portefeuille de gros clients biotech n'emploient que rarement des médecins en interne. Selon Andile, c'est parce qu'« un laboratoire est tellement imper­sonnel, poupée ». Mais je soupçonne qu'il est plus facile de la faire venir ici afin de nous piquer un par un que d'obtenir des laissez-passer pour faire entrer douze artistes punkies dans une installation de recherche bioméd sécu­risée.
Non pas que les autres soient forcément des artistes punkies. Tout ce que m'en a dit Andile, c'est que ce sont des talents en pleine ascension. Jeunes, dynamiques, créa­tifs, les ambassadeurs rêvés pour la marque.
« Tu vois le genre, poupée », m'a-t-il dit lors de l'entre­tien n° 1.
J'étais alors dans son bureau, pas tout à fait remise de ce purgatoire qu'avaient été mon abandon de la fac et le cancer de mon père, à me demander comment j'étais arrivée là.
« Des DJ, des réalisateurs, des rock stars, a-t-il poursuivi en m'adressant un clin d'œœil, ce qui n'a fait que me confir­mer que tout ça était une erreur, que je n'étais pas à ma place. Les messies branchés de Ghost ! »
Mais je ne les rencontrerais pas avant les festivités de la présentation officielle aux médias.
« C'est juste au cas où l'un d'entre vous se liquéfierait, a précisé Andile lors de l'entretien n° 3, lorsqu'il était déjà trop tard pour faire demi-tour - comme si je l'avais même envisagé.
-— Ha-ha. »
Le Dr Precious glisse dans son autoseringue une capsule qui ressemble à une balle. Precious est trop lisse pour être un vrai docteur. Elle n'a pas été usée jusqu'à la corde par le secteur public, les épidémies, les nouvelles souches. Le badge à son revers dit : INATEC BIOLOGICA.
Avant le premier entretien, je pensais qu'Inatec se can­tonnait aux cosmétiques. J'imagine Precious en blouse blanche, un masque sur la bouche, dans un laboratoire high-tech tout en acier chirurgical et en courbes ergono­miques, comme dans une pub pour dentifrice. Ou derrière un comptoir de parfumerie, balançant dans l'air des giclées d'eau de toilette ou distribuant des échantillons de cin­quante grammes de crème biotech de luxe (une seule par client, je vous prie). Finalement, ce n'est pas très différent. C'est juste que la nano lambda d'une crème hydratante anti-âge lambda n'agit qu'au niveau sous-cutané. La mienne, en revanche, va aller jusqu'au fond.
« N'aie pas peur, Rendra, m'a dit Andile en voyant ma mine lors de l'entretien n° 3. En fait, les risques de liquéfaction avoisinent le zéro. Ça fait des années qu'on utilise cette tech sur des animaux. Les chiens policiers, les Atos, tu vois ? Les chiens d'aveugles, les singes qui aident les handicapés. Bon, ce n'est pas tout à fait la même chose, évidemment. »
Il n'empêche que le contrat contient une légion de clauses assurant Ghost, sa maison mère Prima-Sabine Food-Solutions International, Vukani, Inatec Biologica et toutes leurs succursales respectives, ainsi que leurs employés, en cas d'effets secondaires imprévus.
-—  La mutation commence dans combien de temps ? je demande sur un ton nonchalant pendant que le Dr Pre-cious nettoie le creux de mon bras à l'aide d'un tampon désinfectant, probablement chargé de sa propre nano, de bactéries germicides spécialement cultivées ou de n'importe quelle autre invention d'Inatec mise au point pour l'occasion.
-—  Oh, poupée, dit Andile en feignant l'outrage. Nous nous étions mis d'accord pour ne pas employer ce mot. Promets-moi que tu ne l'utiliseras pas lors des interviews.
-—  Qu'avez-vous mangé au petit déjeuner ? me demande tout à trac le Dr Precious.
Question piège. Avant que j'aie eu le temps de me rappeler la réponse (des céréales froides chez Jonathan ; aucun signe de Jonathan, mais rien d'inhabituel), elle plaque l'autoseringue sur mon bras, comme une agrafeuse. Et, d'un coup, trois millions de microbes robotiques artifi­ciels s'engouffrent en chantant dans mes veines.
Ça ne fait même pas mal.
Vu tout ce qu'on entend dire et l'épaisseur du contrat, je m'attendais à ce que l'univers soit tout retourné sous mes yeux, au minimum. Au lieu de ça, c'est comme faire l'amour pour la première fois. Du genre : c'est tout ?
-—  C'est tout. La tech mettra quatre à six heures pour se répandre. Voulez-vous que je vous rappelle les étapes ? Vous souffrirez peut-être de symptômes grippaux au cours des vingt-quatre premières heures : nez qui coule, maux de tête et gorge douloureuse. Puis ça s'arrêtera. Profitez-en, c'est probablement la dernière fois que vous serez malade.
-—  C'est parfaitement normal, poupée. C'est juste ton corps qui s'adapte, intervient Andile.
Juste mon système immunitaire qui passera en sur­chauffe pour lutter contre l'intrusion de la nanotech. Mais ce n'est que temporaire. Les gens s'adaptent. Evoluent. Tout est dans le mode d'emploi, mais je n'ai pas lu les petits caractères. Comme tout le monde.
-— Nous nous reverrons ici, la semaine prochaine, pour faire le point.
Le Dr Precious éjecte la capsule de l'autoseringue et la range soigneusement dans son étui, avec les autres. Pas question de la laisser traîner. La lumière joue sur les cap­sules brillantes, sur lesquelles le reflet du Dr Precious s'étire comme une sculpture de Giacometti.
Je prévois déjà une série de photos d'accéléré pour cap­turer le changement. Seulement les trois premières couches d'épiderme, s'est empressé de me signaler Andile ; un désa­grément négligeable à supporter toute ma vie.
Si je pouvais glisser un appareil à l'intérieur de mon corps, je le ferais. Mais je ne peux que capter les cellules qui muteront sur l'intérieur de mon poignet, le symbole qui se développera, se dessinera peu à peu comme un vieux Polaroid à mesure que la nano s'éparpillera dans mon système.
Ma peau me démange déjà.

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trad. Laurent Philibert-Caillat
20/03/2014 313 pages 20,00 €
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