À Naoto Matsumura le gardien des animaux de Fukushima
À Wroushka
I
Or me voici, moi que la terre a mis au monde…
Grégoire de Narek
La paille fraîchement répandue dans l’enclos forme un îlot doré qui luit au soleil du matin, elle exhale une odeur douceâtre, celle du corps étendu sur ce pan de jaune d’or est plus lourde, pénétrante. Corps de la mère, tout de roseur soyeuse et d’une splendide énormité, voluptueux de tiédeur.
Elle gît là, couchée sur le flanc, paisible. Elle hume l’air, le vent, les effluves de la terre, d’un feu de bois au loin, et ceux de l’étang tout proche, les bouffées d’ombre humide qui sortent des bâtiments alentour, la senteur de la paille et celle de ses petits blottis contre son ventre. Une huitaine, pressés les uns contre les autres, se bousculant, chacun rivé à l’un de ses trayons. Il en manque deux de la portée ; l’un est mort à la naissance, l’autre, pas assez combatif, n’a pas réussi ce jour-là à se frayer une place dans la cohue pour accéder à la tétine qui lui est normalement dévolue. Il attend, un peu en retrait, désemparé, couinant de faim et de colère.
Soudain la truie relève la tête, son corps tressaille, les nourrissons grommellent mais sans lâcher les pis. Elle a flairé une odeur insolite, une intruse dans le remous des familières, ou un bruit, qui la jette en alarme. Elle voudrait se dresser sur ses pattes, mais son poids l’entrave, elle oscille en grouinant, de plus en plus fort. Son cri, bien que perçant, est bientôt inaudible, recouvert par un bruit plus puissant. Un long chuintement qui croît, se gonfle, s’aiguise à une vitesse inouïe, déchire le ciel à l’oblique et s’apothéose en une formidable détonation. Mais elle n’est pas unique, cette stridence, d’autres lui succèdent à un rythme effréné, le bleu du ciel est lacéré de toutes parts. Il siffle, le ciel, il hue, il froue, glatit comme un colossal nid de rapaces en furie qui fondent sur la terre et dont les becs, sitôt qu’ils touchent le sol, fracassent arbres et maisons, ouvrent des trous géants, allument des feux encrassés de fumées noires, chargés de puanteurs suffocantes.
Du grand corps de la mère allaitant sa marmaille sur une litière couleur soleil, il ne reste plus qu’un amas de chair brûlée, et des petits, une bouillie noirâtre. L’un d’eux a été projeté à quelques mètres, désolidarisé de force de sa fratrie restée collée au ventre maternel, mais il n’était pas le moins glouton – au bout de son museau pendille un tronçon de chair rose, le trayon qu’il tétait quand la mort l’a fauché.
La maison des maîtres est éventrée, l’étable, la grange sont en flammes, un cratère fume au milieu de la cour. Le poulailler n’a pas été touché, seul son toit s’est affaissé ; aucune victime parmi les poules qui s’en échappent en claquetant d’effroi. Une femme s’en extirpe, moins véloce que les poules. Elle est jeune, jolie peut-être, mais elle est tellement barbouillée de jaune d’œuf, de fiente, de poussière et de boue, qu’on ne distingue plus les traits de son visage, et si bien attifée de plumes qui tremblotent dans ses cheveux et criblée d’éclats de coquilles, qu’elle en est cocasse. Elle avance en titubant dans la lumière souillée de fumée âcre, trop sonnée pour recouvrer ses esprits. Elle marche au ralenti, comme un automate dont les ressorts seraient relâchés. Tant de vacarme autour d’elle – la basse assourdissante des flammes qui partout ronflent, les arbres en torches qui s’effondrent, les murs qui éclatent, les charpentes qui s’écroulent, les bêtes blessées ou affolées qui beuglent, caquettent, bêlent, vagissent à tue-tête. Tant de silence aussi – celui des voix humaines. Sa mère, son jeune frère, sa tante, et son fils. Tout petit encore, celui-là, c’est bientôt l’heure de l’allaiter, il devrait déjà réclamer, d’ailleurs. Il est impatient, vigoureux, son garçon, et gourmand avec ça. Pourquoi ne pleure-t-il pas ? Toutes les bêtes se lamentent, et lui se tait ? J’arrive, j’arrive, lui crie-t-elle. Mais elle ne dit rien du tout, aucun son ne sort de sa bouche, sa langue est sèche comme un vieux copeau de bois.
Extraits
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