#Roman francophone

Une allure folle

Isabelle Spaak

Une femme qui ensorcelle les hommes. Mathilde collectionne les amants tous plus riches les uns que les autres, se fait entretenir sur un grand pied jusqu’au jour où elle rencontre Armando, un italien, agent maritime qui l’installe dans un hôtel particulier. Elle a 30 ans, lui 40. Il est ferré. Nous sommes dans les années vingt, à Bruxelles. De cet amour naît une petite fille, Annie. Armando étant déjà marié, Mathilde élève sa fille seule. Toutes les deux forment un drôle d’attelage dans le Bruxelles mondain de l’entre-deux guerres. Mathilde n’a qu’une obsession : légitimer sa fille car le très strict Armando ne l’a pas reconnue. Tous les deux ont une folle allure, vont vite, trop vite. Elles font sensation, mènent une vie fantasque mais partagent un certain silence, parfois jusqu’au mutisme. Mais apparaît une troisième femme, la narratrice. Un jour, elle a décidé de partir sur les traces de sa grand-mère, Mathilde, et de sa mère, Annie, de reconstituer leur vie à l’aide de photos et de lettres. Mieux, elle mène l’enquête et de façon encore plus précise et haletante que la police ne l’a déjà faite. La vie est un tour de passe-passe. La narratrice savait que sa grand-mère et sa mère avaient mauvaise réputation pour des raisons différentes. Mais qui sommes-nous pour juger ? Elle va découvrir qu’elles ont été des héroïnes jusqu’à un point inconcevable. En écrivant ce grand livre des faux-semblants, la narratrice leur redonne vie. Voici un roman qui est une affaire de femmes qui ne parlent que d’hommes et où la comédie tient le bras à la tragédie.

Par Isabelle Spaak
Chez Editions des Equateurs

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Genre

Littérature française

« Finie la vie. Il n’en reste plus. On pourra seulement,

si on le veut absolument, en faire l’histoire. »
Henri Michaux, La Vie dans les plis.

 

 

I

 

Mathilde vient de filer, j’en suis certaine. Ses flacons, ses huiles, ses poudres, son parfum, tout s’est évaporé à l’instant. Les volets sont baissés. Sur les murs, le plafond, la vasque de l’évier et la baignoire immense creusée à même le sol pour lui donner encore plus d’ampleur, les tesselles de mosaïque turquoise scintillent comme poudrées d’or.

– Vous êtes au courant bien sûr, glisse Charles de Ripsens. Vous savez de qui votre grand-mère était la maîtresse...

Déjà dans le hall d’entrée, il avait attiré mon attention sur la qualité des matériaux, le marbre veiné des cheminées, l’imbrication des bois exotiques, les lattes d’ébène croisées avec le chêne.
Une fortune, insistait Ripsens me faisant apprécier l’argent dépensé dans les années vingt à Bruxelles. Lui qui a acheté cette maison bien plus tard, sur un coup de foudre dès le seuil franchi.
Un achat sans négociation. L’état de la demeure et son pedigree, le mot est-il adapté à une habitation ? l’avaient subjugué.

« L’argent venait d’Italie... Fiat... », lâche Ripsens tandis que nous sortons de la merveilleuse salle de bains, sa voix soudain plus sourde à l’évocation de l’entreprise automobile.

Dans la chambre, je remarque l’alcôve du lit double flanquée des placards en citronnier où Mathilde rangeait son petit linge. Bas, culottes, combinaisons de soie, bretelles de satin amovibles pourvues d’un bouton de nacre.
La pièce est un enchantement avec sa loggia en surplomb d’un jardin de buis clos d’une maçonnerie de briques chaulées, comme souvent à Bruxelles. Tout autour, des roses en espaliers.

Au même étage, la chambre de « Monsieur ». Ripsens prononce « Moâssieur » comme s’il disait « Monsieur, tu parles ». Il n’est pas dupe. Un amant, non un mari logeait ici.

– Je n’ai touché à rien, excepté repeindre en blanc plus moderne tout de même que le tabac d’origine, s’excuse-t-il, soudain mal à l’aise.

Depuis mon arrivée chez lui, je le sens fébrile. Regrette-t-il de m’avoir ouvert sa porte ? Craint-il des reproches ? Vais-je le pousser dehors pour m’installer à sa place ? Revendiquer les lieux puisque dans les moindres détails ils racontent l’extravagance de Mathilde ? Avec ses frasques, ses perles, ses fourrures, ma grand-mère a berné tout le monde. Elle menait grand train, prétendait être mariée, se faisait entretenir, vivait comme elle l’entendait, décampait sans prévenir.

– Non, non, il ne s’agit pas de Pinin Farina mais d’Armando Farina, ai-je corrigé quand Ripsens s’est enorgueilli des racines de son prestigieux hôtel de maître.

Je lui explique la différence entre mon grand-père prénommé Armando et le dessinateur automobile surnommé Pinin. « Vous avez dû confondre les deux hommes », dis-je.
Originaires de la même région du nord de l’Italie, Armando et Pinin se connaissaient peut-être. Ils devaient fréquenter les mêmes cercles et, à dix ans près, avaient le même âge. Mais mon grand-père, assurai-je, n’avait jamais de sa vie dessiné une voiture. Même pour Fiat.
Son truc, c’était les bateaux, le fret, la mer, le transport de charbon entre la Belgique et l’Italie. Seule une incursion de six mois sur les bords de la Volga pour coordonner l’exploitation des mines de sulfates belges avant la Révolution russe l’avait conduit plus loin.

Aurais-je dû me taire ? Laisser Charles de Ripsens perpétuer sa fable en contrepartie de son accueil ?
En tapant un jour l’ancienne adresse de maman sur Google, j’avais vu apparaître ce nom : Charles de Ripsens, compositeur.
J’avais téléphoné.
« Ma mère a grandi dans votre maison, je serais curieuse de la découvrir. »
Sans hésiter, Ripsens avait dit oui.
En échange, dois-je le laisser continuer à raconter n’importe quoi sur ma famille ?
N’est-ce pas suffisant d’avoir traité Mathilde de femme légère, multiplié les sous-entendus pour évoquer son « amant » se souciant comme d’une guigne que je sois ou non au courant des mœurs de mes grands-parents ? Il a balancé sur une pile de vieux journaux en route pour la poubelle la boîte de chocolats que je lui ai apportée, ne me propose pas de retirer mon manteau, me fait faire le tour du propriétaire par l’escalier de service, l’interrompt avant terme.

– Our privacy, jette-t-il en anglais, son corps en guise de barrage pour m’interdire l’accès au deuxième étage où vivent les siens. Comme si j’en menaçais l’équilibre.

Nous sommes sur le palier du premier entre le double salon sur la rue et la chambre à coucher sur jardin où tant de mondains ont dû profiter des largesses de Mathilde.
En y réfléchissant, la disposition de la maison est très inhabituelle pour Bruxelles. D’ordinaire, les espaces de réception monopolisent le rez-de-chaussée, les pièces plus intimes sont reléguées à l’étage. Ici, tout s’entremêle.
Rien ou à peine n’a changé depuis l’époque où Armando et Mathilde, surtout Armando d’ailleurs, s’affairaient dans les années vingt pour la construction de cette maison dans une rue quasi déserte à proximité du consulat d’Italie.
Armando a acheté le terrain, payé pour tout comme d’habitude. Mathilde, elle, n’a décidé de rien. Décorer, commander, organiser, très peu pour elle. Mais choisir l’architecte, oui.
Il faut le presser, réclame Armando inondant chacun de recommandations. Il veille en personne au moindre détail. Les cheminées importées une à une d’Angleterre, l’exquis boudoir avec sa verrière en carreaux dépolis, le trumeau gris-bleu surmonté d’une de ces scènes peintes à l’antique qu’il affectionne. La belle salle de bains aux tesselles de Murano, c’est lui. Il a aussi choisi les placards en cèdre imputrescible dans l’office et ce tableau électrique dernier cri pour sonner les domestiques dans la cuisine, au sous-sol.

Avec son retour à angle droit pourvu de deux grandes corbeilles de fruits et de fleurs sculptées dans le chêne, le grand escalier ciré en met plein la vue. J’imagine maman haute comme trois pommes en descendre pour la première fois les marches, une à une, pas à pas, mal assurée, hésitante, sa petite main bien serrée dans celle, un peu rêche, de Mademoiselle.
Je la vois après l’école grimper quatre à quatre vers sa chambre, Mademoiselle toujours sur son dos.
Et la voici qui dévale à toute vitesse, jambes gansées dans des jodhpurs élastiques. Elle chausse ses bottes, attrape sa veste, sa bombe, sa cravache, sort en trombe, salut maman chérie, claque la porte, tourne à gauche, à droite et, hop ! direction le Bois de la Cambre à cent mètres.

Passé le petit vestibule formant un sas avec la rue, le hall d’entrée ressemble à un théâtre : double hauteur de plafond et mezzanine monumentale en faux style Renaissance. L’accès aux toilettes « des invités », précise Ripsens. Il me propose de visiter les lieux d’aisance relégués à l’extrémité de cette passerelle. Sa seule fonction est, effectivement, de conduire aux cabinets.

Tout à coup, il se montre obséquieux.

– Je vous en prie. N’hésitez pas. Vous verrez, tout est d’origine.

C’est vrai, les cabinets sont magnifiques. Une œuvre d’art céruléenne, chaque carreau artisanal légèrement bombé, de taille et façon irrégulières.

– Rien n’a changé, insiste Ripsens. Votre grand-mère les a connus comme cela. Et vous avez vu la chaîne ?

Son humeur a changé. Il fanfaronne. D’en bas, il m’interpelle, souligne la facture des robinets, du lave-mains, de la cuvette.
Pourquoi ce cirque ? Les commodités ne sont en général pas les endroits mis en avant.
En m’y reléguant, Ripsens entend-il me remettre à ma place ? Me signifier que je n’ai rien à faire chez lui, qu’il s’est trompé en m’accueillant ?
Il a dû vérifier. Je ne suis pas de son monde, pas fréquentable. Surtout, je pose trop de questions. J’en ai mille.
Quand a-t-il acheté la maison ? Qui y habitait avant lui ? Pourrais-je consulter l’acte de vente pour retrouver les noms ?
Il y aurait eu deux propriétaires depuis ma grand-mère, et il est le second, m’assure-t-il.
Je m’exclame : seulement trois familles en cent ans, c’est extraordinaire ! Connaît-il les habitants précédents ?

– Une dame mariée à un Allemand, lance-t-il.
– Mais inutile d’insister, poursuit Ripsens.

Il ne dira rien de plus. Il a un projet de livre. Un livre ? Sur quoi ? Sur qui ? Sur l’épouse de l’Allemand ? Sur Mathilde, sur lui-même ? Est-il au courant pour maman ?

Je me sens mal.
J’étouffe dans ces toilettes.
Vite en sortir, descendre, m’enfuir.
Oublier cette habitation glaciale, ces rideaux tirés, ce chauffage éteint par économie.
À peine ai-je décidé de m’en aller que, de but en blanc, Ripsens me demande si je connais Tintin.
Il crie presque.
– TINTIN, vous connaissez TINTIN ?
– Bien sûr, je connais Tintin, répondis-je.
– Et bien comprenez-moi bien, Madame, cette propriété est un « caramel de l’ancien temps » comme dans Le Secret de la Licorne. Vous vous souvenez ?
Je ne me souvenais plus très bien mais j’ai fait comme si. Plus tard, en rachetant l’album, je compris.
Dans Le Secret de la Licorne, Tintin se balade entre les stands du marché aux Puces à Bruxelles, place du Jeu de Balle. Il tombe en arrêt devant la maquette d’une caravelle restée dans son jus. Le brocanteur profite de l’état de conservation exceptionnel du bateau pour en faire grimper le prix. Un caramel de l’ancien temps, argue le marchand.
Voilà ce que souhaitait me faire comprendre Ripsens. Sa maison vaut cher car elle est intacte et, comme le navire de Tintin avec sa carte au trésor dissimulée dans le mât, elle abrite des secrets. Peut-être même un magot. Le partager n’est pas dans ses intentions.
Quelle idée ? Pourquoi en voudrais-je à son pactole ?
J’avais mis tant d’espoir dans cette visite.
J’ai passé ici mon enfance et ma jeunesse, c’est si loin, écrivit ma mère un petit matin de juillet dans son ultime billet griffonné sur ses genoux à l’intérieur de sa Pontiac garée pile devant cette maison. L’air de dire qu’au dernier jour de sa vie, elle avait, en fin de compte, bouclé la boucle. Et si quelqu’un, un jour, cherchait à la connaître, la piste démarrait ici.

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04/02/2016 186 pages 17,00 €
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