#Bande dessinée jeunesse

Le domaine

Jo Witek

Gabriel, solitaire et passionné de nature, accompagne sa mère embauchée comme domestique dans un vaste domaine entouré de landes. Il y fait la rencontre d'Eléonore, la petite-fille des châtelains, aussi attirante qu'inaccessible. Envoûté, il perd complètement le contrôle... Jusqu'où ira-t-il pour se faire aimer ?

Par Jo Witek
Chez Actes Sud Editions

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Auteur

Jo Witek

Genre

12 ans et +

“Ce que nous faisons aux autres,
nous ne le mesurons jamais.”
FRANÇOIS MAURIAC,
Le Mystère Frontenac

 

I

OBSERVATION
1


ILS ARRIVÈRENT AU PETIT MATIN. 8 h 20 au tableau de bord. La brise humide qui s’était engouffrée dans le véhicule traînait des embruns de pins et de fougères. La journée s’annonçait claire. Chaude. Dégagée. Gabriel ouvrit un œil au son de la voix de sa mère. Elle avait laissé la portière ouverte. Un ton aigu qui sentait la panique. Florine avait toujours cette voix de tête quand l’imprévu débarquait.
— Ça ne passe pas ! Ça ne passe pas ! répétait-elle en tourbillonnant devant le capot brûlant de la voiture.
Il s’étira longuement, bâilla sans la quitter des yeux. Avec son tee-shirt gris violine tacheté de motifs orange, elle lui faisait penser à une femelle zoiseau la Vierge voletant autour du nid. Il sourit tristement à cette pensée. Tout cela était loin à présent. Les zoiseaux la Vierge comme son enfance protégée. Une autre vie, un autre continent, une île du bout du monde. Il ouvrit sa portière, prit encore le temps de s’étirer, avant d’observer le ciel. Un désert bleuté. Il allait vraiment faire chaud.
— Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
— Le téléphone ne passe pas ! J’ai horreur de ça. J’aurais dû y penser avant. On va être en retard maintenant. Ça la fout mal pour un premier jour.
Gabriel contourna calmement le vieux break pour se diriger vers la grille en fer forgé qui se dressait devant eux. Rouillée et entrouverte. Il se contenta de la pousser. Le grincement lui fit l’effet d’une déchirure, pourtant, rien d’inquiétant dans le profond sous-bois qui lui faisait face. Chênes centenaires, pins maritimes, hautes fougères, il s’accrocha à cette beauté verdoyante en inspirant profondément. Une bouffée miellée de tilleuls et d’acacias. Ça allait bien se passer. Après tout, c’est lui qui avait insisté pour accompagner sa mère cet été.
— Maman, c’est ouvert. Je ne vois pas pourquoi tu paniques.
— Je ne sais pas si nous pouvons entrer comme ça. On devrait peut-être laisser la voiture à l’extérieur.
— Maman, ils t’attendent. S’ils ne voulaient pas qu’on entre chez eux aussi facilement, ils auraient fait installer un interphone ou une grille sécurisée avec vidéo. La maison doit être assez éloignée de l’entrée… Tu m’as dit qu’il y avait quinze hectares de dépendances.
Sa mère se gratta la tête nerveusement et lui offrit enfin son sourire blanc. Celui qui la rendait belle et tranchait si souvent avec la tristesse de son regard. Il attendit qu’elle redémarre et franchisse le portail avant de refaire grincer la grille dans l’autre sens.
Florine fit glisser la voiture très lentement le long des pins et des talus, suivant le chemin de terre qui fendait la forêt, les mains posées à dix heures dix sur le volant, adoptant la conduite appliquée de l’automobiliste devant les contrôles de police. Elle était impressionnée. En l’observant droite comme un I, le regard figé vers l’horizon, Gabriel pensa qu’elle avait déjà commencé son job. Ce n’était plus une mère au volant du vieux break familial qui conduisait, mais Florine Delaire, la nouvelle domestique, l’aide-cuisinière du comte et de la comtesse de La Guillardière.
— Ça va aller, maman, on est à l’heure. On a même cinq minutes d’avance.
— Je sais, mon grand, je sais… Oh, la vache ! Regarde ça !
La voiture avait enfin quitté l’obscurité du chemin forestier pour déboucher sur une clairière verdoyante, ouvrant sur un château de pierres et de briques rouges. Un petit château, certes, mais plus grand que la plupart des demeures bourgeoises où sa mère avait travaillé ces dernières années. Florine stoppa la voiture à quelques mètres de l’entrée principale, coupa le moteur, fouilla nerveusement dans son sac à la recherche de poudre, blush et brillant à lèvres, puis fit pivoter le rétroviseur intérieur vers son visage.
— N’oublie pas ce que je t’ai dit. C’est très important, Gabriel.
— Je sais, maman, rien sur la religion, la politique, l’écologie, rien qui puisse faire polémique. T’inquiète, je serai aussi lisse et transparent que l’homme invisible. De toute façon, je ne compte pas passer mes journées à leur faire la conversation.
— Allez, on y va. Et sois bien poli.
Elle avait perdu son humour. Il tenta de la détendre.
— Je les appelle comment ? Monsieur et Madame ? Monsieur le comte et madame la comtesse ? La vieille et le vieux ?
Mais Florine n’était pas d’humeur à plaisanter. Elle avait sa tête d’adulte responsable.
— Je leur demanderai ce qu’ils préfèrent. N’oublie pas, Gabriel, je vais gagner en deux mois ce que je gagne en quatre au village. C’est pour ça que j’ai pris ce job sur mes vacances. C’est pour tes études, mon grand.
Elle esquissa quand même un léger sourire avant de sortir. Il la suivit.
Sur le perron de la demeure, Florine lissa encore plusieurs fois sa jupe, avant de prendre une grande inspiration, de tirer sur la chaînette et de faire tinter la cloche. Elle se redressa, afficha un sourire commercial et attendit. Derrière elle, Gabriel avait glissé les mains dans ses poches pour se donner une allure décontractée. Il refusait de se laisser impressionner. Après tout, ce n’était qu’une baraque et leurs propriétaires des humains comme lui. Pas de quoi se dévaloriser. Ils attendirent, chacun dans ses pensées.
Rien. La maison semblait déserte. Florine jeta un coup d’œil paniqué à son fils, qui leva les sourcils en signe d’incompréhension. Elle s’apprêtait de nouveau à tirer sur la chaînette quand un cri déchira le bleu du ciel.
— Ça suffit ! Tuez-le !
Une voix de femme stridente. Un chant d’alerte.
2
PERCHÉE EN HAUT DU GRAND ESCALIER de bois, une femme papillonnait avec un balai, pendant qu’en contrebas, un homme ventripotent et poussif, vêtu d’une tenue de cuisinier, s’acharnait à refermer les portes et à ouvrir une à une les fenêtres du rez-de-chaussée. Une jeune femme de type asiatique, elle, tourbillonnait dans le vestibule, les mains et le visage tendus vers le plafond, dans l’espoir d’attraper l’objet de la panique générale.
— Appelez Vincent, appelez Vincent, nom d’un petit bonhomme ! Lui saura quoi faire. Je déteste ça ! Sale bête !
— Ne paniquez pas, madame, nous allons la faire sortir. Vincent arrive, je lui ai téléphoné, tenta de la rassurer la femme de chambre armée de son balai.
La comtesse s’était réfugiée derrière la porte de la salle de musique, ne prenant aucun risque, mais voulant tout de même assister à la suite des opérations. Quelques minutes plus tôt, elle était tombée nez à nez avec un oiseau perché sur la cheminée d’une chambre du deuxième étage. Une chouette, un hibou, une buse. Elle n’y connaissait rien aux espèces animales, mais l’oiseau avait soutenu son regard, telle une statue de pierre avec ses immenses yeux jaunes et inquiétants, avant de foncer vers elle sans aucun bruissement d’ailes. Un vol spectral, fantomatique, un regard pervers ; elle avait hurlé. La comtesse de La Guillardière avait dévalé les escaliers en s’accrochant à la rampe, et tout le personnel présent dans la maison avait aussitôt accouru. Brigitte, la femme de chambre, avait délaissé son panier de linge, le chef Boisset avait sorti les mains de la dinde qu’il était en train de farcir et la jeune Kun-Thea avait posé son fer à repasser sur son socle sans même prendre le temps de le débrancher. Toutefois, quand chacun des trois employés avait compris qu’il ne s’agissait que d’un simple oiseau, ils avaient tous retenu un petit rire moqueur. Tout ce barouf pour une pauvre bête affolée ! La comtesse avait poussé un cri terrifiant. Hystérique même. Comme si le pire était arrivé. Comme si M. le comte était tombé de son fauteuil roulant et s’était éclaté le crâne sur le marbre de sa salle de bain. Chacun avait imaginé un accident, une mort, du sang. C’était stupide de céder à une telle panique face à un si petit oiseau, pourtant ce qu’ils avaient imaginé en une fraction de seconde avait suffi à sécréter dans leur corps une bonne dose d’adrénaline. Leur cœur battait, vite, l’oiseau voletait de bas en haut, d’une fenêtre à l’autre, d’une pièce à l’autre, paniquant lui aussi, et ses petits cris perçants ajoutaient à la tension générale. Ce n’était rien, mais la peur s’était déclenchée. Une peur irrationnelle et communicative. Cet oiseau pris au piège, incapable de trouver une issue, avait suffi à perturber l’ordre séculaire de la maisonnée. Une bonne maison où chacun avait sa place et sa somme de tâches à effectuer. Ils étaient nerveux et les commentaires apeurés de la comtesse envenimaient la situation.
— Pourquoi cet oiseau de malheur ne sort-il pas ? Stupide bestiole ! Nous n’allons pas y passer la journée !
— Il est désorienté, il est effrayé, répondit Brigitte, tout en essayant avec son balai de diriger l’oiseau vers l’une des fenêtres.
Mais l’oiseau se contenta de voltiger sur place, avant d’accélérer et de dévier son vol vers le couloir latéral. Un nouveau cri hystérique fut suivi d’un claquement de porte.
— Il m’a foncé dessus avec ses yeux malfaisants. Il m’a prise pour sa proie. Tuez-le ! Ça suffit ! Tuez-le ! hurla la comtesse, cette fois calfeutrée dans la salle de musique.
L’homme ventripotent fila aussitôt vers la cuisine, pour en revenir armé d’une poêle en fonte et bien décidé à mettre fin à leur ridicule tentative de faire échapper l’oiseau. La bestiole ne voulait pas sortir, tant pis pour elle, il n’avait pas que ça à faire. La comtesse avait un déjeuner le midi, quatre convives, quatre notables de la région dont le médecin du village et un responsable de la chambre de commerce, ce n’était pas un maudit oiseau qui allait le mettre en retard dans ses préparatifs. Une dinde farcie aux quatre légumes verts sur jus de framboises l’attendait sur le billot et la comtesse était terrifiée. Alors, sans hésiter, le chef Boisset prit en main le commandement des opérations. Il empoigna sa poêle comme une matraque.
— Brigitte, poussez la bestiole vers moi avec votre balai, forcez-la à voler vers le hall.
— Si vous croyez qu’il m’écoute ! Cet oiseau est complètement désorienté. Que fait Vincent ? Lui saurait comment agir !
— Je sais comment agir, Brigitte ! hurla-t-il nerveusement. Gesticulez avec votre balai et toi, la petite… C’est vrai qu’elle ne comprend rien, celle-là, persifla-t-il dans sa moustache velue.
D’un geste de la main, le cuisinier ordonna à Kun-Thea de se munir elle aussi d’une poêle et de l’imiter. Mais la jeune fille ne bougea pas, faisant mine de ne pas saisir ce qu’il souhaitait. Dodelinant de la tête. Reculant. Portant la main à sa bouche, pour étouffer l’effroi que lui procurait le dessein du gros homme.
Pendant ce temps, l’oiseau poursuivait sa course vers la liberté. Épuisé, il volait de plus en plus bas, alternant ondulations et rapides battements d’ailes, dans un chant qui variait du miaulement de chat à un cri strident. “Kyitt.” “Kyitt.” “Kyitt.”
C’est ce cri perçant qui encouragea Gabriel à suivre l’homme au chapeau de cow-boy qui finit par débarquer sur le perron, en sueur et à toute vitesse, les libérant au passage de leur ridicule attente. Gabriel s’avança lentement dans l’obscurité du vestibule, suivi par sa mère qui le rejoignit. Par automatisme, il balaya rapidement tous les éléments de son champ de vision, se concentrant sur le cri d’alarme. “Kyitt. Kyitt.” Il savait. Il avait identifié la chouette. Où se cachait-elle ? Face à lui, un immense hall en bois lumineux et très haut de plafond, conduisant sur l’escalier principal. Au premier étage, une femme agitant un balai. Dans le hall, un homme avec une poêle et juste derrière, tapie dans un recoin, une jeune fille apeurée. Cette scène surréaliste aurait pu être risible dans d’autres circonstances. Risible, si les protagonistes s’étaient arrêtés de bouger, s’ils avaient déposé leurs armes et avaient attendu que l’animal retrouve assez de confiance pour s’échapper. Il chercha la chouette des yeux avec inquiétude. Elle était forcément petite, une vingtaine de centimètres, pas plus. “Kyitt”, des sons stridents suivis de longs miaulements “werro, werro”. Tout se passa très vite, en quelques secondes, sans que ni lui ni l’homme au chapeau n’aient le temps de réagir. La chouette poussa un cri de désespoir, avant de sortir de sa cachette et de se lancer dans un vol rapide. Une magnifique oscillation spectrale, absolument silencieuse.
— Ne faites pas ça, Éric ! s’écria l’homme au chapeau, les mains tendues vers le cuisinier comme un somnambule.
Mais le choc eut lieu. Le coup fut violent et le corps de l’animal traversa le hall à la vitesse d’une balle de tennis, pour venir s’écraser aux pieds de Gabriel et de sa mère.
Deux étrangers, plantés dans le vestibule, et devant eux, gisant sur le parquet de chêne parfaitement lustré, le corps d’une petite chouette brune, tachetée de rouge.
Tous les regards convergèrent dans leur direction.
S’ensuivit un profond silence. Une totale rupture de rythme. Un temps suspendu, dilaté, avant que le sang irrigue de nouveau les visages blafards.
3
UNE TELLE VIOLENCE GRATUITE, Gabriel n’avait jamais vu ça. Il se sentit partir, voler quelques instants avec cette petite chouette, parcourir la forêt qu’il venait de traverser, ce ciel bleu sans nuages. C’est le souffle du jardinier qui le fit revenir à la réalité. Une haleine de café, une respiration rauque. Bestiale. L’homme au chapeau avait rompu la stupeur générale en recueillant avec respect le cadavre de l’oiseau. Il le caressait de ses mains de géant, tendrement, tentant de remettre un peu d’amour dans ses plumes ensanglantées. Mais il était trop tard, la chouette était morte.
— Alors, c’est réglé ? demanda la comtesse en sortant de son refuge.
— Oui, madame, répondit Brigitte d’une voix sourde, le corps affaissé sur son manche à balai. Je crois bien que oui…
— Très bien. Nous n’allions pas passer la journée là-dessus.
Personne ne remarqua le regard du jardinier à la réaction de la comtesse. Personne d’autre que Gabriel. Un regard meurtrier. Un regard qui juge, condamne et poignarde. Un regard qui hurle : “Bande de salopards, bande de connards !” Le jardinier déploya l’une des longues ailes de l’animal pour admirer une dernière fois sa beauté qu’on venait de bousiller d’un coup de poêle à frire.
— C’est une espèce protégée… persifla-t-il entre ses dents. Ce connard vient de tuer une espèce protégée.
— C’est de moi que vous parlez, Vincent ? Si vous croyez que je suis sourd ! répondit le cuisinier en réajustant dignement sa chemise de travail.
— Messieurs, messieurs, je vous en prie, s’interposa la comtesse, en s’avançant vers les nouveaux arrivants. Ce n’était qu’un oiseau de malheur !
— C’était une chevêche d’Athéna, laissa échapper Gabriel en caressant à son tour le frêle corps sans vie. Cette espèce symbolise la sagesse et la connaissance…
Sa mère lui lança un regard suppliant, elle voulut justifier la remarque insolente de son fils, mais la vieille femme aux yeux bleu turquoise ne lui en laissa pas le loisir.
— Oh, mais ce jeune homme est un vrai connaisseur ! souligna-t-elle dans un gloussement moqueur.
Puis elle vint les saluer d’un air enjoué.
— Vous êtes certainement Florine et Gabriel Delaire. Soyez les bienvenus au domaine ! Désolée de vous accueillir dans de telles circonstances.
Gabriel observa sa mère, souriante, disposée à oublier ce crime d’une minute à l’autre pour enfiler son uniforme d’aide-cuisinière et faire ce qu’elle avait décidé de faire. Il repensa à l’homme invisible. Il lui avait promis. Alors, il essuya sa main tachée de sang sur le mouchoir en papier qu’il avait dans sa poche et accepta lui aussi la poigne sèche de la vieille femme.
— Vincent, s’il vous plaît, débarrassez-nous de ce…
— De ce cadavre, madame la comtesse ? releva l’homme, en se retournant vers elle, lui présentant ainsi le corps mutilé de la chouette, telle une offrande sacrificielle.
La comtesse eut un mouvement de recul, avant de réajuster la mèche de cheveux qui s’était égarée de son chignon.
— Oh, je vous en prie, Vincent, on ne va pas en faire une histoire.
Sans répondre, l’homme se dirigea vers la sortie, mais son mouvement fut arrêté par celui de la jeune Asiatique, qui se mit à agiter le chiffon blanc de ménage qu’elle avait dans les mains. On aurait dit une survivante implorant un cessez-le-feu. La jeune fille avait l’air aussi effrayée que la chouette quelques minutes plus tôt. Vincent la dévisagea un instant avant de comprendre ce qu’elle lui proposait. Il déposa le linceul blanc sur le corps de l’animal. La comtesse en soupira d’agacement. Gabriel eut envie de vomir. Il avait besoin d’air. Besoin de marcher.
— Pourrais-je vous accompagner, monsieur ? osa-t-il demander à l’homme au chapeau qui allait probablement enterrer l’animal.
D’un regard noir, sa mère voulut faire taire son insistance, mais la comtesse, étonnamment, ne s’en offusqua pas.
— Il a l’air de s’y connaître, admit-elle.
— Oui, mon fils est un passionné d’ornithologie, précisa Florine dans un sourire de mère.
L’homme au chapeau ne dit rien, il se contenta de se retourner vers Gabriel et, d’un signe de tête, l’invita à le suivre. Gabriel mit ses pas dans les siens avec soulagement. Sa première impression dans cette immense demeure lui donnait envie de filer vers la gare la plus proche et de repartir dans la vallée. Sa vallée. Là-bas, dans le hameau languedocien où il habitait. Là-bas, où il pouvait marcher des jours entiers sans croiser une âme humaine. Là où il se sentait fort, plus sûr de lui, chez lui. Mais il avait tenu à soutenir sa mère dans ce travail estival. Soutenir son courage, son sens du sacrifice. Elle faisait ça pour lui, pour ses futures études, pour son avenir, et cela ne lui laissait pas le choix. Il avait le sens de l’honneur. Il se voulait digne, protecteur, solidaire. Ça aussi, il l’avait promis un soir d’été austral. Quelque part sur une île. Quelques jours avant la mort de son père. À des milliers de kilomètres de cette propriété des Landes de Gascogne.
Derrière lui commencèrent les présentations d’usage de sa mère au reste de l’équipe. Au domaine de La Guillardière, la vie de la maison se réanimait, comme si de rien n’était.
4
LA MARCHE RAPIDE LE REMIT D’APLOMB. Gabriel suivit le prénommé Vincent qui, sans un mot et au pas de charge, traversa la clairière pour rejoindre le potager et la cabane d’outillage. Dès qu’il mit un pied au milieu des plates-bandes multicolores, Gabriel se sentit à l’abri. Sa respiration s’apaisa et il prit le temps d’observer les rangées de salades, de tomates, de courgettes largement espacées sur une terre généreuse. Ni trop sèche, ni trop humide. Travaillée sans être épuisée. Il admira la richesse des variétés et l’abondance des parterres de plantes aromatiques. De l’art. C’est ainsi qu’il considérait les potagers bien entretenus. De l’art sans prétention. Loin du grand cirque mondain des jardins à la française qui avaient l’impudence de dompter la nature à coups de cisaille.
Il n’en avait jamais vu d’aussi grand. C’était impressionnant. Tout avait été conçu pour que ça pousse bien, généreusement, naturellement. Un jardin bio, sans doute, à en juger par l’alternance des variétés de tomates et de plantes compagnes, basilic à petites feuilles ou œillets d’Inde jaunes et orangés. L’équilibre fragile de la biodiversité, une espèce protégeant l’autre. Les plus vivaces étant éloignées des plus fragiles. C’était intelligent, pensé, respectueux. La vue du potager et la puissance olfactive de ses essences l’apaisèrent immédiatement. La chaleur avait déjà fait taire la plupart des oiseaux pour laisser place au chant des cigales. Un chant d’amour, pensa-t-il, un chant de parade nuptiale. Il se laissa envelopper par cette musique solaire.
L’homme qu’il suivait lui semblait jeune. Trente ans, trente-cinq ans au maximum. De type méditerranéen, mal rasé, plutôt baraqué. Il avait des allures d’aventurier avec son chapeau de cow-boy en tissu beige, son short en toile épaisse, ses chaussures de randonnée crottées et ses fins mollets sculptés par la marche et le travail de la terre. Il avait des allures de son père. Son père en plus jeune. Gabriel détesta aussitôt cette comparaison. Son père était irremplaçable.
Vincent le tira de ses pensées coupables en lui confiant l’oiseau mort, avant d’ouvrir la cabane d’outillage et d’en ressortir une pelle. Plus aucune chaleur dans le corps de la petite chouette. Une sculpture de porcelaine. Légère. Gabriel réajusta le chiffon blanc sur sa grosse tête ronde.
— Vous avez un beau potager. C’est impressionnant… Vous utilisez quelle méthode naturelle pour vos tomates ?
Il avait soudain besoin de parler. Une conversation. Quelque chose d’humain. Sa réaction fit sourire Vincent, qui s’alluma une cigarette.
— T’es pas banal, toi, pour un mec de… Quoi ? Quinze ans ?
— Seize, bientôt dix-sept.
— Comment tu t’appelles ?
— Gabriel.
Il lui tendit la main. Une poignée franche, rugueuse, il lui plaisait.
— Je m’occupe de l’entretien du potager, du verger et du reste du parc. Quinze hectares. Ça fait un sacré paquet de problèmes, mais bon, je ne me plains pas. J’ai vu pire.
Et ce pire-là lui fit écraser nerveusement sa cigarette dans une soucoupe ébréchée. Il hissa la pelle sur ses robustes épaules et indiqua d’un signe de tête le sous-bois attenant.
— Je te ferai visiter, si tu veux. Pour les tomates, je glisse de l’ortie sèche dans les trous avant plantation. C’est efficace. Tout est bio ici. C’est ma petite fierté.
Ils reprirent leur marche en silence. À mesure qu’ils progressaient dans la fraîcheur forestière, leur cadence ralentit, comme apaisée par le chant retrouvé des oiseaux. Gabriel reconnut en Vincent cette façon d’arpenter les bois, la tête en l’air, sur le qui-vive, à l’affût des autres vies. Des dizaines d’espèces animales, sous la terre, dans le ciel, sur les arbres, tapies dans les fougères, dans les terriers, accrochées aux tiges des fleurs. Seuls les amoureux de la nature savent se réjouir d’une simple balade en sous-bois. Regarder au-delà du joli paysage, se taire, écouter et apprendre.
— On va l’enterrer là où j’ai repéré un nid de chouettes dans une cavité de chêne. Je ne sais pas si c’est le sien mais au moins, elle sera avec ceux de son espèce.
Gabriel hésita avant de répondre. L’homme l’impressionnait, toutefois sa curiosité eut raison de sa retenue.
— On ne devrait pas plutôt la confier aux biologistes du parc naturel ?
— Tu as vu dans quel état est la bestiole ? Je me vois mal justifier ça. Laisse tomber, on l’enterre, c’est mieux.
Vincent mit le premier coup de pioche. Gabriel releva la tête à la recherche du nid dont avait parlé le jardinier. Il ne distingua rien d’autre qu’un trou noir. Une cavité profonde dans l’écorce du tronc. Aucun signe de vie. Il finit par s’agenouiller et par déposer l’animal en terre, avant d’aider Vincent à le recouvrir. Quand ils eurent terminé, ils se relevèrent presque en même temps. Époussetant leurs mains, l’air penaud face à cette terre noire fraîchement retournée. Vincent alluma une autre cigarette, recrachant nerveusement sa bouffée vers le ciel. Il ôta son chapeau, s’épongea le front d’un revers de main, avant de se recouvrir. Gabriel pensa à un hommage. Un dernier mot. Une oraison. C’est ce qu’il avait vu dans le geste de Vincent. Il se sentait lourd, en deuil, une situation ridicule. On aurait dit deux gamins enterrant un secret. Il n’y avait rien à ajouter, rien à dire et surtout pas avec les mots des hommes. Deux petits pinsons des arbres vinrent à leur secours dans un sifflement joyeux, léger, étonnamment puissant.
— Rien de mieux qu’un chant de pinsons pour un enterrement, tu ne crois pas ? Ça vaut Mozart !
Gabriel acquiesça d’un sourire, puis ils reprirent leur route dans l’autre sens. Cette fois, le jardinier se fit plus bavard.
— Qu’est-ce que tu viens faire dans ce trou de verdure ?
— Ma mère est la nouvelle aide-cuisinière.
— Oh ! Je la plains. Le chef est un con.
Gabriel étouffa un petit rire nerveux. Ce qu’il avait perçu du gros bonhomme ne laissait effectivement rien présager de bon.
— Ce n’est que pour deux mois, crut-il important de souligner.
Il repensa à sa mère. Il fallait qu’il la rejoigne, la rassure, retourne au château et l’aide à s’installer. Il le fallait.
— Tu ne vas pas t’ennuyer ? Les autres jeunes n’arrivent que dans une semaine !
— Les autres ? releva Gabriel avec appréhension.
— Les gosses du château ! Une sacrée bande de fils et de filles à papa à mon avis. Mais bon, ils sont peut-être sympas. C’est sans doute moi qui suis trop vieux pour supporter leurs conneries.
Gabriel ne releva pas. Cette petite bande de jeunes n’était pas dans son programme de l’été. Il ignorait si sa mère était au courant. Elle avait très bien pu le lui cacher, sachant parfaitement que, s’il l’avait su, il ne serait pas venu.
De retour au potager, Vincent alla ranger la pelle dans la cabane. Au loin, une petite voiture électrique blanche fendait fébrilement la prairie.
— C’est le comte. Handicapé. Un accident il y a cinq ans. Il s’est acheté ça pour pouvoir continuer à faire le tour de ses terres. Tu verras, le vieux a l’air sévère, mais ce n’est pas un mauvais bougre.
Il l’appelait le vieux, cela le fit sourire. Depuis le potager, le château en imposait encore plus. Il constata que leur voiture avait disparu. Sa mère avait dû la décharger seule. Il s’en voulut.
— Le marais est de quel côté ? s’enquit-il en partant à reculons.
— Après l’étang. À huit kilomètres à peu près. Il t’intéresse ?
— C’est pour ça que je suis venu.
— Les oiseaux ? interrogea le jardinier tout en empoignant sa brouette chargée d’outils.
Gabriel en guise de réponse lui adressa un petit sourire, avant de tourner le dos et de filer vers ses obligations. Les oiseaux des lagunes, les concertos d’amphibiens au coucher du soleil, oui, c’était pour ça et uniquement pour ça qu’il était venu.
5
LA COMTESSE LUI AVAIT ACCORDÉ UNE “FAVEUR” en lui proposant de s’installer dans l’une des six chambres du deuxième étage. C’est ainsi que sa mère, à son retour du jardin, lui présenta la situation.
— Tu lui as fait un très bon effet, lui rapporta-t-elle fièrement. J’ai monté tes affaires et ta longue-vue.
La chambre était claire, spacieuse, avec une cheminée, un fauteuil à fleurs de type anglais, un grand lit en bois recouvert d’un couvre-lit en boutis beige, une impressionnante armoire en bois noble, sculptée de roses, et un petit secrétaire à tiroirs. Au mur, des reproductions de scènes de chasse, une vieille photo du château et des portraits de famille à l’huile. Gabriel scruta tous ces détails, l’air amusé.
— Tu crois que je peux décrocher les tableaux de chasse ? Ça me fout la nausée.
— Certainement pas ! Tu ne touches à rien, Gabriel. À part ces croûtes au mur, c’est une jolie chambre, non ?
Il en convint. Une chambre de roman.
— Ouais, c’est la classe, on se croirait chez les sœurs Brontë, en un peu moins austère. Et puis, j’aime bien la vue, dit-il en s’approchant de la fenêtre. Tu prends ton service à quelle heure ?
— Le temps de m’habiller. Je suis installée au dernier étage sous les toits. La vue est impressionnante. Tu veux voir ?
Il la suivit, un peu honteusement. Lui avait eu le droit à une “faveur”, pas sa mère. Il était un invité, elle, la domestique. Pourtant, ça ne semblait pas la déranger. Florine avait l’air contente. Presque fière de travailler dans une maison digne des demeures de charme qu’on trouve dans les guides pour touristes argentés. Sa mère pressa le pas, lui désignant de droite à gauche les différentes pièces du deuxième étage, tel un guide de musée avant la fermeture des lieux.
— Il y a six chambres à cet étage, toutes avec leur propre salle de bain et un jacuzzi dans la suite parentale. Ici, c’est le home cinéma, là un salon de lecture avec terrasse. Le premier étage est réservé au comte et à la comtesse, mais tu auras accès à la bibliothèque, qui va te plaire à mon avis ! Brigitte m’a dit qu’elle comptait plus de dix mille titres dont pas mal de manuscrits originaux.
Au bout du long couloir, ils accédèrent à un étroit escalier de service. Plus de tableaux ni de tapis, juste le bois brut qui craqua sous le poids de leur ascension.
— Qui est Brigitte ?
— La femme de chambre. Elle loge au village. Elle s’occupe d’une jeune réfugiée du Cambodge, Kun… Ou Nin… J’ai oublié son nom. Elle aussi travaille ici.
Au dernier étage, sous les toits, se trouvaient quatre chambres de bonnes qui étaient réservées au personnel et au stockage de vieux meubles.
— Je serai la seule des salariés à dormir au château, alors j’ai pris la plus grande chambre !
Sa mère ouvrit la porte. Un lit une place, une table, une chaise, une armoire en contreplaqué. Le minimum. Une chambre monacale à la peinture défraîchie, qui tranchait avec le luxe du reste de la demeure. Gabriel se demanda à quoi pouvaient ressembler les autres chambres de bonnes, si celle qu’avait choisie sa mère était la plus spacieuse. Florine ouvrit la fenêtre en grand. Elle avait effectivement une vue dominante, mais sans autre horizon que des arbres touffus.
— Le grenier est à cet étage ?
— Sans doute, je n’ai pas encore fait tout le tour. Mais ne va pas trop y fouiner sans autorisation.
Sa mère avait déjà rangé ses affaires dans l’armoire et déposé sa tenue de servante sur le lit. Une robe noire. Un tablier blanc. Des collants noirs, une paire de souliers assortis à petits talons.
— Tu vas avoir mal aux pieds là-dedans ! constata-t-il en saisissant un escarpin.
Dans la vallée, sa mère passait la plupart de son temps en jeans, tee-shirt, baskets ou chaussures de marche. Tout ce cirque autour de la tenue obligatoire de travail le mettait mal à l’aise. Le costume-cravate, le tailleur, les chaussures à talons, les toques, les casquettes, les uniformes en général lui paraissaient complètement dépassés.
— On dirait une tenue du XIXe siècle !
— Je n’ai pas vraiment le choix, mon chéri. Ah, oui ! se souvint-elle comme un détail de la plus haute importance, Brigitte m’a aussi précisé que le personnel déjeunait tous les midis à 11 h 30 dans la cuisine au rez-de-chaussée. J’ai vu avec la comtesse à la signature du contrat, elle prend aussi en charge tes repas. Ne sois pas en retard, le chef a l’air…
— … d’un con ! C’est comme ça que l’appelle le jardinier ! se justifia-t-il devant l’air choqué de sa mère qui n’avait pas l’habitude d’un tel langage chez son fils.
— Gabriel ! Fais attention à ce que tu dis, je t’en prie. Dans ce genre de baraque, les murs ont des oreilles.
— T’inquiète, la porte est fermée… N’empêche qu’il a l’air idiot.
— L’air ne fait pas la personne, Gabriel, dit-elle en ôtant ses boucles d’oreilles devant le miroir au-dessus du lavabo.
Il constata qu’elle n’avait pas de salle de bain particulière.
— Tu te laveras où ?
— Il y a une douche au fond du couloir.
Sa mère avait le don de balayer les problèmes. Sa bonne humeur effaçait tout, les soucis du quotidien comme la méchanceté ou l’injustice. Depuis la mort de son mari, Florine avait choisi de vivre et, quitte à vivre, autant que ce soit dans la joie. Une philosophie qu’elle avait adoptée et tenté de lui transmettre. Mais, pour Gabriel, le sourire, la politesse, la générosité de cœur ne suffisaient pas. Parfois, il avait des envies de révoltes. Parfois, il désirait rompre avec le passé de sa famille maternelle. Ses aïeux de l’île de La Réunion avaient été esclaves, lui non. Sa mère avait su pardonner, lui, pas toujours.
Il l’observa se déshabiller. Elle était belle. Un visage d’actrice de comédies musicales indiennes, la peau mate, les dents blanches et une longue chevelure lumineuse et soyeuse qu’elle coiffait soir et matin avec délicatesse. À seize ans, il avait encore accès à cette intimité de femme, que certaines mères refusent à leur enfant quand il commence à grandir. Mais Florine n’avait pas fermé sa porte. Son mari était mort, et elle n’avait pas eu la force de faire cet effort d’éducation. Tant pis, si la psychologie moderne l’interdisait. Tant pis, si aux yeux des autres cela pouvait sembler malsain. À la mort de son mari, elle avait eu besoin de son fils à ses côtés le plus souvent possible, et lui aussi. Longtemps, ils avaient lu ensemble dans le même lit, et longtemps, Gabriel s’était endormi contre la chaleur de son corps. Tout avait changé depuis un an ou deux. Une distance naturelle s’était imposée. Il avait grandi. Il rêvait d’autres femmes, mais il aimait de temps en temps avoir encore accès à l’intimité de sa toilette. La regarder s’habiller, se coiffer ou mettre des boucles d’oreilles devant le miroir.
Florine avait rangé sa vie privée dans son uniforme. Place à son emploi. Robe, tablier, collants, chaussures, chignon. Une autre. Une femme sans âge, sans charme, une domestique et rien d’autre. Voilà ce qu’elle était devenue en quelques secondes. Ça aussi c’était dans le contrat.
— Comment tu me trouves ?
Ridicule, pensa-t-il. Ridicule asservissement de l’homme par l’homme dans des uniformes qui ne font que sangler la liberté jusqu’au dernier bouton.
— Tu es parfaite, répondit-il, en l’enserrant tendrement.
Elle se lava les mains, avant de l’inviter à rejoindre sa chambre pour qu’il prenne le temps de s’installer.
— 11 h 30, n’oublie pas ! En attendant, tu pourras faire un tour dans le parc ou bouquiner. Il est prévu que Brigitte nous propose une visite guidée de la maison après le service.
Gabriel acquiesça. Ils se quittèrent sur le seuil du deuxième étage de l’escalier de service. Elle rejoignit les cuisines, lui sa chambre.
En traversant le couloir tapissé de rouge, longeant les portraits des ancêtres de la maisonnée, il pensa aux fantômes. Un réflexe de gosse d’abord, puis celui d’un lecteur averti, féru de romans fantastiques. Il imagina une jeune fille blafarde venir hanter ses nuits jusqu’au petit matin, nue dans une chemise de nuit transparente. Il en avait envie. Pas vraiment d’une revenante, mais d’un amour passionnel. D’une idylle pure, folle, éternelle. Il se faisait une très haute idée de l’amour. Une relation précieuse. Un cadeau qu’il n’avait encore jamais reçu, ni offert.
De retour dans sa chambre, il commença machinalement à défaire sa valise avec soin et calme. Il étala toutes ses affaires sur le grand lit. Une habitude de randonneur. Il ne put s’empêcher de faire l’état des lieux de ce qu’il avait emporté pour deux mois. Huit tee-shirts, deux shorts, un maillot de bain, une polaire, un sweat, cinq paires de chaussettes dont deux de randonnée, huit caleçons, un jean, une paire de tongs, ses chaussures de marche, des chaussures en plastique pour aller dans l’eau, une trousse de toilette d’une marque de produit solaire offerte par la pharmacienne de son village. Dans la poche intérieure de sa valise, un carnet et un bloc-notes, des stylos et pas mal de bouquins. Le Château de Kafka, parce que c’était de circonstance, mais aussi parce qu’il avait adoré La Métamorphose en classe et que cette étude approfondie lui avait valu une excellente note. Le Chemin des âmes de Joseph Boyden, à cause de sa passion pour les grands espaces et les traditions écologiques des Amérindiens. Enfin, La Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt, parce que depuis quelques mois il aimait lire les philosophes et particulièrement les textes sur le progrès et la liberté. Il referma la valise vide et la glissa sous le lit. Ensuite, il entreprit de vider son sac à dos. Lampe frontale, couteau, K-way, enregistreur, barres de céréales, jumelles, appareil numérique, sac de couchage ultraléger au cas où il aurait envie de dormir à la belle étoile. Puis il se saisit de sa bible. Son livre. Plus qu’un livre de chevet, un compagnon de voyage. L’ouvrage qu’il connaissait presque par cœur et où il cochait depuis ses dix ans les espèces qu’il avait pu observer et identifier entre l’île de La Réunion et l’Europe. Avec son père d’abord, puis seul. Dans les bois, de jour, de nuit, dans les cirques, sur les causses, dans les vallées, entre vignes et garrigues, à la mer, à la montagne, dans les zones humides, dans les villes aussi et même une fois sur une aire d’autoroute pendant que sa mère buvait un café. Une grue cendrée que lui seul avait identifiée au milieu des cars et des voitures de touristes. L’oiseau était sorti de son couloir de migration et volait, complètement paniqué, à la recherche des siens. Il ne l’oublierait jamais, comme la plupart de ses observations. Sa bible. Son guide ornithologique. Un ouvrage de références, de fiches, de planches, de conseils sur l’observation des oiseaux dans le monde entier. Un cadeau de son père, comme la longue-vue déposée sur le jambage de la cheminée.
C’est là qu’il aperçut l’objet.
Sur le socle de l’âtre.
Un amas de plumes et de petits ossements qui avait des allures de gris-gris contre le mauvais œil. Un objet de sorcellerie ou de magie noire. Il s’approcha. Pour avoir vécu quinze ans à La Réunion où la sorcellerie créole ou tamoule est encore très pratiquée, il savait qu’il fallait respecter ces rites populaires et, par superstition, éviter de déplacer un “sac à malheur” ou toute autre amulette. Mais en observant l’objet de plus près, il n’eut aucun doute. Ce n’était pas un sacrifice, ni un objet protecteur, juste une pelote de déjection animale. Une touffe de poils et d’ossements indigestes que vomissent les oiseaux pour se purger des restes non nutritifs de leurs proies. Une pelote de chevêche d’Athéna. C’est là que la petite chouette avait dû nicher.
Il sourit en pensant que cette “faveur” accordée par la comtesse n’était peut-être dans son esprit qu’une petite vengeance à l’égard d’un étranger qui s’était permis de la contredire devant tout son personnel. C’est dans cette chambre que Mme de La Guillardière avait crié, c’est là que “l’oiseau de malheur” avait surgi. C’est là qu’elle le logeait.
Il ramassa la pelote et la déposa sur la tablette en marbre blanc de la cheminée.
Aucun doute, ce n’était pas un gris-gris.
6
UN DÉJEUNER SUR LE POUCE. C’est ce qu’avait prévu le chef, comme chaque fois que le comte et la comtesse recevaient des invités. Pas le temps pour le personnel de végéter. Une salade, de la charcuterie, du fromage. Le tout ingurgité en vingt minutes maximum. Gabriel préférait. Il détestait passer des heures à table, surtout avec des inconnus, surtout dans cette ambiance de cuisine avant le coup de feu. Brigitte, Éric Boisset, Kun-Thea, sa mère et lui. Aucune trace du jardinier, qui visiblement prenait la liberté de ne pas manger avec eux. Il l’envia. Cinq personnes autour de la table en bois massif de “l’office”, qui n’était en fait qu’une extension de la spacieuse cuisine attenante. La cuisine du chef Boisset. Son antre, son territoire. Il y régnait en maître et la place qu’il prit en bout de table et en dernier l’affichait clairement. Autour de lui, les trois femmes devaient s’écraser et, connaissant sa mère, Gabriel pensa que l’été s’annonçait conflictuel. Florine était certes avenante, polie, joyeuse, mais elle ne supportait pas le machisme. Le chef trancha le pain ; le repas avait commencé. Gabriel était arrivé à l’heure, 11 h 25, après avoir fait un rapide tour dans le parc et sans avoir revu Vincent. Il n’avait croisé personne et personne ne lui avait encore adressé la parole, hormis les présentations d’usage. On l’ignorait, on le tolérait comme le fils d’une employée et rien de plus. L’homme invisible.
— Florine, je compte sur votre totale attention pour ce premier déjeuner, déclara le cuisinier avec un sérieux de chef des armées. Je viendrai découper la volaille en salle. Vous m’aiderez à apporter la desserte et m’assisterez. Dès qu’une assiette sera dressée, vous l’emporterez aussitôt. Quel ordre de service suggérez-vous ?
Il la testait. Gabriel se promit de faire son possible pour s’épargner ce genre de situation. Manger un sandwich ou sauter le repas du midi, n’importe quoi plutôt que de supporter cette sale ambiance. Il était en vacances et le comportement du chef lui remémorait le comportement de certains professeurs qui se délectaient de la difficulté d’un élève. Ça puait la manipulation, la perversité et la soumission dans cette organisation de cuisine. Florine ne se laissa pas pour autant démonter. Elle prit le temps de terminer sa bouchée avant de lui offrir sa réponse.
— Je servirai en premier Mme la comtesse, puisque c’est la seule femme. Ensuite, le représentant de la chambre de commerce, qui vient au château pour la première fois, puis l’avocat, enfin le médecin en dernier en tant que convive habituel et ami de la famille.
Un sans-faute. Le chef acquiesça en mordant dans sa tartine de pâté. Gabriel ne put retenir un petit sourire de fierté, aussitôt blâmé par le regard assassin de la femme de chambre. A priori, pas de quoi pavoiser. C’était le job et rien d’autre. Il avait du mal à respirer. Une chaleur étouffante. Il se concentra sur son assiette. Un silence, tinté de bruits de bouche, de vaisselle, de grincements de chaises s’ensuivit. Sa mère mangea à peine. Il la sentait anxieuse. Mal à l’aise. Tout comme la jeune Asiatique et son regard rampant devant le gros ventru à moustache. Gabriel avait envie de se lever, de prendre la main de sa mère et de l’entraîner ailleurs. De mettre les voiles. De retourner au village et tant pis pour ses études. Il ferait un emprunt. Ils se débrouilleraient. Tout sauf cette ambiance du XIXe siècle, avec ses maîtres et ses larbins, ses déjeuners bourgeois et ses habitudes ringardes réglées depuis des siècles sur une horloge mal calée.
— Alors comme ça, tu vas passer ton été au domaine ?
La question du chef sortit Gabriel de ses envies de fugue. Il releva la tête de son assiette de crudités.
— Oui. J’accompagne ma mère.
Boisset s’esclaffa dans un ton de baryton et adopta une façon de parler qui se voulait jeune et décontractée mais qui, du point de vue de Gabriel, sonnait vieux con. Le jardinier avait raison.
— Allez, ne joue pas au premier de la classe, garçon ! Ne me dis pas que tu as sacrifié des vacances en Californie pour venir moisir ici et “soutenir” ta mère dans son dur labeur.
— Non, monsieur, non, vous avez raison. Je n’ai rien sacrifié. Ma mère n’a pas les moyens de m’envoyer en Californie, sinon j’y serais allé. Je suis venu parce que j’aime la nature et que le domaine donne sur une série de lagunes qui m’intéresse en tant que féru d’ornithologie.
Sa franchise laissa le gros moustachu pantois. Une réponse claire, honnête, droite qui sembla lui faire injure comme s’il s’agissait d’une provocation. Le chef but un grand verre d’eau. La Cambodgienne l’imita. Gabriel en fit de même. Brigitte se leva nerveusement pour aller chercher un plateau de fruits et le chef riposta. Visiblement, il détestait ne pas avoir le dernier mot dans sa cuisine.

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02/03/2016 330 pages 15,50 €
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