#Roman francophone

L'ombre animale

Makenzy Orcel

"Je suis le rare cadavre ici qui n'ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou, il n'y aura pas d'enquête, de prestidigitation policière, de suspens à couper le souffle comme dans les films et les romans, et je te le dis tout de suite, ce n'est pas une histoire, je suis morte de ma belle mort, c'était l'heure de m'en aller, c'est tout". La voix qui parle, une voix de femme, monte du fond de l'abîme ou du tréfonds du ventre. Et la voix s'incarne, libre, puissante, en héroïne de sa vie de rien, celle d'avant la mort, d'avant que les siens ne l'abandonnent dans ce village perdu pour tenter leur chance à la ville. Il y a Toi, la mère, machine à tout subir et à tout faire, Makenzy, en père pire que maudit, Orcel, le frère mutique qui attend devant la mer pour oublier l'homme à la tête coupée, l'Envoyé de Dieu et ses bacchanales infernales, et puis les Loups qui rôdent en mauvais anges expropriateurs. Un roman âpre et fulgurant, tout entier porté par le souffle d'un verbe incandescent.

Par Makenzy Orcel
Chez Zulma

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Editeur

Zulma

Genre

Littérature française

à ma mère

c’est ta voix

merci

je suis le rare cadavre ici qui n’ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou, il n’y aura pas d’enquête, de prestidigitation policière, de suspense à couper le souffle comme dans les films et les romans – et je te le dis tout de suite, ce n’est pas une histoire –, je suis morte de ma belle mort, c’était l’heure de m’en aller, c’est tout, et maintenant que je ne suis plus de ton monde où l’on monopolise tout – les chances, la parole, l’amour, le pouvoir – et que j’ai enfin droit à la parole, à un peu d’existence, je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m’en empêcher, même la rigueur du temps, sa tendance à tout restituer, oui moi, inerte, allongée sur ces haillons que j’ai toujours eu du mal à appeler un lit, je ne sais plus depuis combien de temps, dans le noir de cette chambre refermée sur moi comme une tombe, une camisole de force, une éternité, une seconde, je ne saurais le dire, je l’ignore, est-ce si important, qu’est-ce qu’un tas de puanteur en a à foutre, et puis vaut mieux ne rien savoir, ne pas chercher à expliquer, voilà pourquoi, et peut-être pour d’autres raisons qui peuvent paraître plus évidentes qu’elles ne le sont vraiment, j’ai choisi de te parler à toi, et à personne d’autre, parce que je n’aurai pas besoin d’expliquer, clarifier, me fatiguer à mettre des points sur des i, tu ne demandes, n’aspires à rien, tu ne fais qu’écouter pendant que moi je radote, comme a dit l’autre, là où on enterre un cadavre ne revivra qu’une herbe drue, je n’ai jamais douté qu’une vie passe aussi vite que l’éclair, hier encore j’étais la petite fille à qui on n’arrêtait pas de dire qu’elle était le portrait craché de sa mère, et ça me faisait chier, n’aurais-je pas pu être celui d’une autre, d’une branche inconnue, perdue dans le labyrinthe de l’arbre généalogique, c’était pas faux en plus, nous deux ensemble on aurait dit la même personne en deux exemplaires, tu n’en reviendrais pas que deux êtres puissent à un tel point se ressembler, même si au fond, et ça j’en étais absolument certaine, c’était le jour et la nuit, c’est fou quand même toutes ces distances qui séparent les gens ici pour les rapprocher ailleurs, et plus tard en grandissant, à défaut de pouvoir échapper à cette évidence physique, je me déguisais en courant d’air, une façon de me dérober à ce lieu commun qu’on partageait, elle et moi, à moi-même aussi en quelque sorte, ce que j’essaie de te dire, c’est que je voulais ressembler à tout, sauf à Toi, non merci, même sa beauté et son courage me répugnaient, vu qu’au final ça ne lui a servi à rien, jusqu’à sa mort, je dis paix à son âme, toute âme, selon l’Envoyé de Dieu, va au paradis, dans la géhenne ardente de l’enfer ou au fond d’une bouteille noire chez le bòkor, au dernier jour personne ne sera épargné, disait-il, ni les forts ni les faibles, ni les riches ni les pauvres, convaincu que Dieu lui avait enjoint de Le représenter sur cette terre, de parler à Sa place, et pour savoir si on va en enfer ou au paradis le bon Dieu devra d’abord demander qu’on lui apporte son grand cahier où sont inscrits en lettres d’imprimerie les noms et les œuvres de tous les humains, et pour chaque pauvre pécheur comparu devant son tribunal Il mettra une éternité à trouver son nom dans ce cahier qui fait à peu près la taille du monde, ça me faisait chier de l’entendre parler comme ça, l’Envoyé de Dieu, comme si Dieu l’avait appelé tous les jours au téléphone pour lui communiquer Ses nouvelles intentions et tout, dans ce village la mort et la vie se promenaient main dans la main, les cases ressemblaient à des tombes, comme si on était tous des morts enterrés, ou des vivants qui attendent impatiemment leur tour pour entrer au pays sans chapeau, la nôtre était fichée au bord de la route tel un point au fond d’un tableau, j’ai longtemps cru qu’elle était habitée par d’anciens fantômes qui n’arrivaient pas à trouver le repos et se baladaient la nuit entre ces quatre murs pour tuer le temps, lorsque j’étais plus jeune, j’avais souvent peur la nuit, une peur bleue, pire que la terreur de se réveiller au milieu de la nuit, et d’entendre, dans le noir d’encre de la chambre, quelqu’un d’autre, le jour je m’amusais à faire le tour de la maison un nombre incalculable de fois, comme pour me débarrasser de ces ombres mauvaises que la nuit m’avait laissées dans la tête, jusqu’à ce que j’en puisse plus, et au fil du temps c’est devenu mon passe-temps favori, un peu plus tard, minée par l’âge, alors que je ne disposais plus de mon corps, de cette joie de vivre que j’éprouve rarement, je l’imaginais, à la seule différence que c’était plus moi qui tournais autour de la maison, mais elle et tout le reste qui me tournaient autour, toujours dans le même sens, la terre rouge du lakou, les arbres, la silhouette de Toi, la houe de Makenzy appuyée contre le mur enduit à la chaux de la cuisine, un vrai tourbillon attirant dans son néant toute une armée de fantômes… Makenzy avait acheté cette parcelle quelques années avant l’achat de Toi, en y faisant construire deux cases, une grosse qui comportait la chambre des parents et la nôtre, et la cuisine, une hutte à part, séparée, l’une en face de l’autre comme s’il n’avait pas le choix, persuadé qu’un homme sans son propre toit n’en était pas un, en ce temps-là le village était très loin d’être une plaie béante…

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07/01/2016 350 pages 20,00 €
Scannez le code barre 9782843047572
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