#Roman francophone

Au pays du p'tit

Nicolas Fargues

"J'enseigne la sociologie à l'université et j'ai 44 ans. Je viens de publier une étude violemment critique sur la culture et les moeurs françaises et je n'accorde plus d'importance à grand-chose dans la vie. Sauf, peut-être, aux femmes et aux voyages. Je dis peut-être parce que ce n'est pas aimer les femmes que de jouer avec leurs sentiments à des fins exclusivement prédatrices. Quant aux voyages, si c'est par haine de mon propre pays que j'y consens, je n'en vois pas l'intérêt non plus".

Par Nicolas Fargues
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

To be narrow of mind
If you’re young at heart
Frank Sinatra



1


Les gens ne s’écoutent pas. C’est comme ça, c’est normal, c’est humain. Nous marchions dans Moscou avec Mondoloni. Pour alimenter la conversation, je lui faisais noter les proportions nord-américaines des avenues, le raffinement des décorations de Noël dans les vitrines, les voitures maculées jusqu’à mi-portière de gadoue neigeuse, les jeans des femmes qu’elles rentraient avec discipline à l’intérieur de leurs bottes à talons aiguilles. Je tentais, par toutes sortes de détails, de lui communiquer l’émotion que la ville me procurait, et Mondoloni ne répondait à ma verve que par des hochements de tête expéditifs. C’est ainsi : Mondoloni n’avait, comme tout le monde, pas de temps à perdre à chercher à comprendre ce qu’un autre que lui-même ressentait vraiment.

Privé de sa cour d’admirateurs, il semblait désorienté, plissant le front, se tournant sans cesse en quête d’improbables regards de piétons qui l’auraient reconnu. Rien chez lui ne pouvait rappeler cette expression de bienveillance que seules les caméras de télévision semblaient pouvoir restituer, quand on lui demandait son avis sur les plateaux du 20 heures. Ce n’est que lorsque j’attirai son attention sur une plaque de gel dont la forme rappelait singulièrement celle de la Corse, sur le trottoir, qu’il s’anima.
« Alors ça, c’est incroyable, dit-il tout en sortant de la poche de son manteau son téléphone portable. À part la Balagne qui laisse un petit peu à désirer, c’est exactement ça. Jusqu’au décrochement de la ligne verticale de la côte est, à Solenzara, vous voyez ? Je n’ai jamais vu un truc pareil. » Il prit sous différents angles la plaque de gel en photo avec son appareil et conclut en riant, en référence à ses propres racines : « On dirait un fait exprès. »
Il remit son téléphone dans sa poche et reprit aussitôt son pas de promenade. Resté en retrait, j’observais les semelles de cuir de ses chaussures à peine râpées par le seul contact des moquettes d’hôtel, des tapis de sol en caoutchouc des taxis et des grès polis des couloirs de Sciences Po. Il devait être en train de se dire que c’était cela, la vraie vie : marcher dans l’anonymat en plein hiver sur un boulevard moscovite en compagnie d’un typeauthentiquement anonyme : moi. S’apercevant au bout de quelques mètres que je ne suivais plus, il se retourna dans ma direction en m’adressant un regard interrogateur. Je venais juste de décider de le laisser continuer sans moi jusqu’à la Maison centrale des Artistes.
« C’est très simple, Pierre-Jean, dis-je en tendant dans la perspective du trottoir un bras qui ne lui laissait pas le choix. Vous poursuivez toujours tout droit jusqu’au bout de ce boulevard, jusqu’à la grande enseigne Canon que vous voyez tout là-bas, et puis vous tournez tout de suite à droite sur un autre grand boulevard qui s’appelle Krymski Val. Là, c’est encore tout droit en direction du fleuve. Au pont, vous verrez la Maison centrale des Artistes sur votre droite. Elle est énorme, vous ne pouvez pas la louper. »
J’éprouvai de la jouissance en constatant la débâcle qui s’était installée sur le visage de Mondoloni. Il avait encaissé ma dérobade sans oser protester, comme un débutant en ski auquel son moniteur aurait, sans prévenir, ordonné de s’élancer tout seul sur une piste noire.
« Au pire, ajoutai-je non sans cruauté, vous demandez Zentralnyj dom chudoschnika, tout le monde connaît. Zentralnyj dom chudoschnika, répétai-je en détachant lentement les syllabes. Vous vous en souviendrez ou vous voulez que je vous l’écrive sur un bout de papier ? »
Considérant le peu de disposition de la plupart des intellectuels français pour l’apprentissage des langues étrangères, je me doutais que Mondoloni ne faisait pas exception à la règle. Et qu’il lui serait impossible de se remémorer, ou de seulement prononcer intelligiblement, ces quelques mots face au premier passant venu. Il l’avait bien cherché. Plutôt que d’emprunter avec le reste des invités la navette que les services culturels de l’ambassade mettaient à notre disposition, il avait tenu à faire avec moi le trajet à pied depuis l’hôtel jusqu’à la Maison centrale des Artistes. Je savais très bien que ce n’était pas tant par désir que nous fassions plus ample connaissance que par orgueil. Parce qu’il lui avait soudain paru intolérable qu’un type réputéhomme de terrain comme lui laissât, devant tout le monde, une figure de second rang comme moi lui voler le monopole de l’anticonformisme et de la bravoure.
« Et vous, alors ? Vous allez où, là ? Et le débat ? Vous ne risquez pas d’arriver en retard pour le débat ? » Il était à bout d’arguments. L’unique avantage que l’on peut trouver à vieillir, pensai-je tout en fixant les sourcils de Mondoloni afin de ne pas me laisser attendrir par la détresse qui se lisait dans ses yeux, c’est de s’autoriser enfin à ne plus avoir à plaire, fût-ce aux puissants. Ni à faire ce que l’on n’a pas envie de faire.
« Ne vous inquiétez pas pour moi, dis-je, je serai là à temps. J’ai juste une petite course à faire avant. »
Pourtant, une fois débarrassé de Mondoloni, je n’avais rien imaginé d’autre qu’effectuer un tour complet du gigantesque pâté de maisons que nous étions en train de longer afin de le laisser prendre suffisamment d’avance sur le trajet. Et me dépêcher ensuite pour arriver à l’heure au débat prévu à la Maison centrale des Artistes. Devenir égoïste, cela ne va pas de soi.

Un public en parkas et chapkas finissait de garnir les gradins de l’auditorium lorsque j’entrai. Je fus un peu déçu de constater que Mondoloni, sain et sauf, était déjà sur place. Je l’aurais préféré perdu, ayant abandonné la partie et de retour à l’hôtel. Il échangeait avec quelques journalistes et photographes montés sur la scène pour une interview improvisée. Galvanisé par leur sollicitude, il avait retrouvé toute l’assurance qui seyait à son statut. Sans la moindre rancune, il m’adressa même de derrière les micros un petit signe complice de la main en m’apercevant. À ce geste, les journalistes s’interrompirent pour se tourner ensemble vers moi. Mais, mon visage ne leur évoquant rien du tout ou pas grand-chose, ils revinrent aussi sec à Mondoloni.
Une jeune femme portant un badge s’avança vers moi. Après avoir vérifié sur sa liste que je faisais bien partie du panel des intervenants, elle m’indiqua, dans un français très fluide, le siège qui m’était réservé, entre un linguiste hongrois et une économiste estonienne. Mondoloni, lui, avait été prévu au centre, à côté du modérateur. Le linguiste et l’économiste m’accueillirent d’un même sourire entendu signifiant que, Mondoloni étant l’objet de l’attention générale, la partie n’était pas gagnée pour les autres. Puis l’hôtesse d’accueil se pencha et me demanda à voix basse si je ne voyais pas d’inconvénient à ce que le professeur commençât seul. Il devait prématurément quitter la rencontre pour se rendre à l’aéroport et attraper son vol pour Istanbul, où il était attendu le soir même pour une communication importante à l’université.
Quitter la rencontre, Istanbul, communication importante, université. Je repensai au bref quart d’heure que nous avions passé ensemble sur les boulevards, avec Mondoloni. À mes gesticulations face au grand homme, à l’enjeu mineur que je représentais alors en regard des engagements qu’il lui restait à honorer au cours de cette seule journée, sans qu’il ait songé à en évoquer un seul devant moi. J’imaginais la navette à sa disposition à la sortie de l’auditorium, les bagages au garde-à-vous dans le lobby de l’hôtel, le coupe-file à Cheremetievo, la première classe pour Istanbul et l’accueil en limousine VIP à l’aéroport là-bas. La mise en œuvre d’un emploi du temps millimétré assurée par une escouade silencieuse et invisible de petites mains partout où il séjournait. La vraie supériorité, c’est cela : laisser aux autres le soin de découvrir tous seuls combien votre vie est trépidante et bien huilée. L’auto-événement permanent.
Un technicien vint remettre à chaque participant un casque sans fil muni d’un récepteur pour la traduction simultanée. Je l’appliquai sur mes oreilles et, depuis les cabines d’interprétation alignées non loin de là, une voix féminine comparable à celle de l’hôtesse d’accueil se présenta en français en me souhaitant la bienvenue.
Lorsque la parole était donnée à Mondoloni, on n’était jamais déçu. Il rendait les choses simples parce qu’il en avait une vision précise, synthétique et documentée. C’était clair, bourré d’informations, pédagogique et parfois drôle. Presque addictif tant il possédait ce talent de donner à son auditoire le sentiment que ses connaissances et ses références étaient aussi les vôtres. Les interminables ondes de choc de la crise des subprimes de 2007, la position de la Grèce, de l’Allemagne et de la Chine, les printemps arabes avortés, l’Irak et l’Afghanistan, les écoutes de la NSA, Fukushima, l’Obamacare, Poutine, les quotas de Bruxelles, la montée des nationalismes en Europe, la nécessité vitale d’une grande réforme des institutions en France avant la chute : tout le monde en avait entendu parler. Mais Mondoloni avait le pouvoir de vous faire découvrir que vous en saviez bien davantage que vous ne le pensiez. Et, mieux encore, que vous étiez désormais tout à fait capable de vous faire tout seul une opinion définitive sur tout cela sans imaginer une seconde qu’il s’agissait de la sienne.
Au bout de quarante minutes d’entretien avec le modérateur, Mondoloni se leva. Il boutonna sa veste, serra la main du modérateur et nous adressa, à moi ainsi qu’à mes deux voisins, un bref salut d’adieu plein de fausse modestie, un peu comme s’il désertait une soirée dansante après avoir coupé le disjoncteur et lancé aux convives présents quelque chose comme : Amusez-vous bien. Et, surtout, faites comme si je n’étais pas là. C’est sous une pluie battante d’applaudissements qu’il quitta la salle.
Car il en va des vedettes de la pensée comme des rock stars. Avec la consécration, ils finissent par se tenir hors de portée des manants et par ne plus avoir pour compte à rendre à leur public qu’une prestation minutée et sans accrocs facturée les yeux de la tête aux organisateurs, rien de plus. Ainsi, une fois son contrat rempli, Mondoloni était-il parti sans laisser à l’assistance ni aux autres intervenants la possibilité de réagir à ses propos en sa présence. Et l’assistance, en vertu des lois psychologiques complexes unissant victimes et bourreaux, ne s’en montrait que plus reconnaissante à son égard. La preuve : considérant le siège désormais vide de Mondoloni au milieu de la scène un peu comme une incisive centrale supérieure qui manquerait dans un sourire, les deux tiers des spectateurs se levèrent à leur tour en enfilant manteaux et bonnets. Ils se dirigèrent ensuite vers les portes de sortie en files plus ou moins bavardes et désordonnées, contraignant le modérateur à s’interrompre dans sa présentation de l’économiste estonienne.
Une fois le calme revenu, avec ses rangées entières de sièges vides qui semblaient avoir tout à coup réduit les proportions de la salle, l’auditorium pouvait évoquer certaines séances de nuit à l’Assemblée nationale. Malgré l’atmosphère de démotivation générale qui menaçait, l’économiste estonienne prit à son tour la parole sans se démonter. J’avais beau rechercher dans son visage et dans ses expressions quelque chose de, disons,typiquement estonien, je ne décelais rien d’autre que cette compétence fade et pondérée observable chez la plupart des individus baltes ou scandinaves issus des classes supérieures. Les montures de ses lunettes étaient aérodynamiques sans ostentation. Sa coupe de cheveux : d’un classicisme sans conservatisme. Son long collier à pendentif : d’inspiration suffisamment ethnique pour laisser supposer, avant la carrière entamée à la London School of Economics, une jeunesse politiquement engagée à gauche. Je l’imaginais aussi pouvoir tenir une conversation indifféremment en anglais, en allemand, en russe ou en suédois, pratiquer un week-end par mois avec son mari du camping sauvage au bord d’un lac glacé et avoir mis au point une recette toute personnelle de cake au gingembre. À coup sûr, elle était parvenue à faire de ses enfants de jeunes adultes équilibrés et responsables sans jamais, au cours des années consacrées à leur éducation, avoir eu à élever la voix pour leur faire entendre raison. Je réalisais surtout que, ne m’y étant jamais rendu, je ne connaissais rien de l’Estonie qu’une série de vieux timbres-poste triangulaires consacrés à l’aviation, tous issus de la collection que mon père m’avait léguée enfant. Laquelle, faut-il le préciser, n’aura jamais suscité chez moi de vocation de philatéliste. Au grand regret de mon père qui me disait déceler dans mon manque d’assiduité à poursuivre sa collection les symptômes d’un esprit velléitaire. Passons.
Après l’intervention de l’économiste, c’est vers moi que le modérateur se tourna : « Alors vous, Romain Ruyssen, dit-il en consultant consciencieusement ses notes, vous êtes français et sociologue. Votre dernier essai a pour titre Au pays du p’tit. Il est paru en France le mois dernier et, avec neuf autres ouvrages sélectionnés en prévision de ce salon, il a bénéficié d’une opération spéciale et sort aujourd’hui, quasi simultanément, dans sa traduction russe. » Dans mon casque, l’interprète, qui avait elle aussi préparé ses notes pour la séance, avait prononcé p’tit avec une application désopilante.
« Je cite l’une des phrases de votre introduction, poursuivit le modérateur en plongeant le nez dans la version traduite de mon livre : “Avec les Trente Glorieuses, le surmoi révolutionnaire des Français a progressivement cédé la place au Moi-Je pépère-fonctionnaire.” Est-ce que cela signifie, Monsieur Ruyssen, qu’aujourd’hui vous considérez usurpée la réputation de nation insoumise de votre pays ? »
« Je me demande surtout, répondis-je sur un ton folâtre, comment mon interprète vient de vous traduire des mots tels que “Trente Glorieuses” et“pépère” : la langue russe possède-t-elle vraiment un équivalent de ces notions très françaises ? »
Je marquai une pause, attendant en vain la réaction de quelqu’un dans la salle. « Au-delà de votre question, repris-je, c’est de l’esprit français contemporain tel que je le perçois que j’ai envie de vous parler. Et je peux le faire sans forcément me référer à mon livre, rien qu’à partir de quelques éléments que j’ai observés ici, dans cette salle, au cours de l’heure qui vient de s’écouler. Vous permettez ? »
Le modérateur eut ce joli geste de tendre vers moi ses deux mains ouvertes en baissant légèrement la tête, un peu comme s’il m’invitait à attaquer le rosbif en premier. Et, de fait, je sentais dans mon cerveau les idées affluer avec une jubilation organique proche de la salivation.
« Bon. Alors. Voilà. Comment dire. D’abord, prenons l’exemple de Pierre-Jean Mondoloni. Je suis curieux de savoir combien d’entre vous avaient entendu parler de lui avant aujourd’hui. » Je m’interrompis et promenai mon regard sur les quelques silhouettes présentes dans la salle. Un quart d’entre elles environ levèrent la main. « Bon, repris-je. Qui sont donc, d’après vous, tous ces gens qui, venus si nombreux pour l’écouter, ont quitté l’auditorium en même temps que lui tout à l’heure ? » Sans attendre cette fois de réponse, je dis : « Eh bien, c’était des Français. Ou, pour être plus exact, des Françaises. Des épouses d’expatriés français vivant à Moscou, pour être tout à fait précis. Car, en France, les études de marché montrent que ce sont en grande majorité des femmes qui achètent des livres, lisent et assistent à des conférences.

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20/08/2015 232 pages 16,00 €
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