#Roman francophone

Moro-sphinx

Julia Estève

Lola est une trentenaire parisienne, comme les autres. Enfin pas tout à fait. Jamais la phrase dite par Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes de François Truffaut n’a été si bien appliquée : les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le monde en tous sens. Lola arpente la ville, amazone, chaque fois que son envie devient plus forte que la raison, l’homme succombe, chasseur devenant proie, même le plus repoussant. A la fin de l’acte, clac, elle lui coupe un ongle. Lola, c’est M la maudite, aux pulsions guerrières. Elle semble sortie d’un manga, bouche rouge et grands yeux. Jusqu’à ce que Lola tombe amoureuse. Mais est-elle vraiment faite pour l’amour ? Et si la passion, c’était la fin du rêve ?

Par Julia Estève
Chez Stock

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Editeur

Stock

Genre

Littérature française

UN DIMANCHE

Les draps glissent. Ils sont bleu nuit et c’est le matin. C’est du coton égyptien. Ils sont doux et il dort nu sous le tissu. Les yeux sont gonflés, la bouche est molle, de travers. Elle le regarde. Elle ne fait que ça, le regarder, épier les gestes, elle a retenu toutes les phrases, de la première à celle d’hier après l’amour, un peu bâclée la baise d’ailleurs, il a dit « Dors bien mon cœur. » Mon cœur, foutaise. Elle a horreur des simagrées et les « mamour », les « puce » et puis les « douce » : très peu pour elle. Elle trouve qu’ils ne sont pas à la hauteur ces noms-là, pas au niveau. Maintenant il ronfle. Elle pince les arêtes du nez, elles sont huileuses. Elle sent la chose adipeuse du bout des doigts et s’amuse à faire de petits mouvements circulaires avec. Il grogne, se tourne et ronronne de nouveau. Le tissu égyptien est tombé, de son cou à son cul. Le dos est à découvert, parsemé de grains de beauté et de poireaux avec deux, trois poils accrochés dessus. Elle les arracherait bien comme les mauvaises herbes dans le bac à fleurs.

Elle n’en peut plus de ces ronflements. Ça devient exaspérant, à la longue, ce ramdam. Son père aussi bourdonnait, comme si un essaim de frelons s’était logé au fond de sa gorge. Elle pourrait le secouer gentiment, siffler quelques notes mais ça ne réglerait pas le problème. Sans parler du reste des choses à redire, c’est inépuisable. Tiens, l’autre soir, il s’est endormi sans une caresse à son endroit. Ça commence par un rien et ça finit dans une longue traînée d’amertume. Elle a le trac car bientôt il l’aimera dans la normalité ou pire, par habitude. Et c’est insupportable. Elle met la main devant la bouche pour étouffer un cri et elle marche vers la cuisine. Quatre couteaux en céramique sont campés en rang d’oignons, du plus petit au plus grand, comme les Dalton et c’est idiot, dans un bloc noir sur l’étagère à poivre, sel, vinaigre, fines herbes et condiments. Elle extrait la lame longue. « Sandoku » est gravé en italique sur le manche. Elle tient la chose, fort dans la main droite. Elle le voit dans le bâillement de la porte, elle entend les raclements de nez, irréguliers et inégaux. Elle se dirige vers lui, se met à genoux au pied du lit. Il est plein de plis et de draps. Elle lui sourit, c’est très tendre et elle lui plante le Sandoku en plein dans le cœur.

 

UN VENDREDI

Sa jupe lui serre les cuisses. Elle est trop courte comme d’habitude. Ça gondole avec le tissu. Elle choisit toujours une taille en dessous de la sienne. Ce qu’elle aime : les couleurs qui en jettent. À son âge, elle croit encore qu’un jaune fluo c’est le soleil et qu’un rouge Ferrari c’est du jus de grenade.

Elle passe dans la rue avec un sourire de victoire. Sa chemise la colle. Elle est blanche, longues manches, avec des franges aux poignets. Pas de col mais une ravine qui coule de la gorge jusqu’au milieu des seins. Ses talons tapent le trottoir, lui assènent des raclées. Au niveau du regard, elle a mis le paquet. Beaucoup de couleurs couvrent ses paupières. Il y a du noir qui s’abandonne au coin des yeux et qui trace des sillons sur sa peau. Sa peau est du genre beurre mou. Elle a dessiné ses lèvres au-delà des siennes et ce soir, elle ignore où elle va, ce qu’elle va faire. Elle règle son pas sur le plomb de son désordre. Dans une vitre poussiéreuse, Lola aperçoit son reflet : une petite fille sous les rides.

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20/04/2016 177 pages 18,00 €
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