Editeur
Genre
Littérature française
Prologue
C’était un samedi soir comme les autres. Il n’avait pas vocation à rester gravé dans ma mémoire, pourtant je me souviens de chaque détail. C’est l’apanage des moments traumatisants, paraît-il. Ils s’incrustent si profondément dans le cerveau et dans la chair qu’on ne cesse de les revivre par la suite, comme un film dont on visionne la même scène à l’infini.
Le ventre de Marc me servait d’oreiller, on regardait un épisode de Game of Thrones, le 9 de la saison 3, on avait mangé des sushis qu’on s’était fait livrer, le ventilateur tournait, on était bien. Si j’avais été un chat, j’aurais ronronné.
Quand la sonnerie du téléphone a retenti, j’ai soupiré. Qui me dérangeait à cette heure ?
Quand j’ai vu « Maman » inscrit sur l’écran, j’ai râlé. Elle le savait, pourtant, que les appels tardifs m’inquiétaient.
J’aurais voulu ne pas répondre. J’aurais voulu que ça n’arrive pas.
C’était il y a six mois, et j’ai toujours les tripes à l’air.
Février
« Notre plus grand mérite n’est pas de ne jamais tomber, mais de nous relever à chaque fois. »
Lundi, pluie, mois de février : combo gagnant pour une journée de merde.
Plus ma voiture avance, plus j’ai envie de reculer. Je m’engage dans l’allée ; un panneau cloué sur un arbre m’indique que c’est tout droit. Peut-être que personne ne me remarquera si je fais demi-tour. Je débouche sur un petit parking qui n’a pas vu de jardinier depuis longtemps. Je le contourne et me gare face à la grande bâtisse.
« Maison de traite Les Tamaris »
Si même les lettres en fer forgé se font la malle, j’ai du souci à me faire. Si ça se trouve, c’est l’offre d’emploi qui comportait une faute, ce n’est pas une maison de retraite et je vais vraiment me retrouver à faire la conversation à des vaches opprimées… À vrai dire, cette idée me semble nettement plus réjouissante que ce qui m’attend.
Les derniers pas qui me séparent de l’entrée durent une éternité.
Une marche. Je peux encore partir.
Deux marches. Il me suffit de regagner ma voiture.
Trois marches. Personne n’en saura rien, après tout.
– Entrez, nous vous attendions !
Je n’ai pas le temps d’atteindre la porte qu’une femme apparaît dans l’encadrement. Elle est grande, elle est robuste, et ses cheveux sont tellement frisés qu’ils lui servent de porte-crayon. Je cherche mentalement une issue de secours, une excuse pour fuir, mais rien ne vient. Alors je souris poliment, lui tends la main et la suis vers mes huit prochains mois.
Ses talons hauts résonnent sur le carrelage blanc. Elle marche d’un bon pas, je la suis en respectant une distance suffisante. Deux carreaux, je suis trop près ; quatre carreaux, je suis en sécurité.
J’ai envie, au choix ou tout à la fois, de disparaître, de devenir invisible, de mourir, de me désintégrer, de faire demi-tour, de rembobiner. Oui, voilà, c’est ça. On peut rembobiner, s’il vous plaît ? On se donne rendez-vous il y a quelque temps, quand tout allait bien. Quand ma vie ne ressemblait pas à un film d’horreur dans lequel je serais la fille qui se prend cent coups de tronçonneuse et qui se relève à chaque fois. Rendez-vous avant que tout bascule, avant que tout s’écroule. Avant que je me dise que ce serait l’idée du siècle de répondre à cette annonce.
Extraits
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