Editeur
Genre
Littérature étrangère
À Samuele, Sebastiano et Barbara.
Merci.
Il y a trente-six marches à gravir. Elles sont en pierre et le vieillard les gravit lentement, avec circonspection, comme s’il les collectait une par une, avant de les pousser au premier étage : lui, berger, et elles, doux animaux. Modesto, tel est son nom. Il officie dans cette maison depuis cinquante-neuf ans, il en est donc le prêtre.
Parvenu sur la dernière marche, il s’arrête face au large couloir qui s’étend sous ses yeux sans surprise : à droite, les pièces fermées des Maîtres, cinq ; à gauche, sept fenêtres étouffées par des volets en bois laqué.
C’est l’aube, tout juste.
Il s’arrête, le vieillard, car il a son chiffre à mettre à jour : il note le nombre de matins où il a ouvert cette maison, toujours de la même manière. Il ajoute une unité, qui va se perdre parmi des milliers d’autres. C’est une somme vertigineuse, mais ça ne le perturbe pas : accomplir depuis toujours le même rituel matinal lui paraît cohérent avec son métier, respectueux de ses inclinations et symptomatique de son destin.
Après avoir caressé de la paume des mains le tissu repassé de son pantalon — sur les hanches, à la hauteur de cuisses —, il pousse la tête d’un rien en avant et se remet en marche. Il ignore les portes des Maîtres, mais une fois arrivé à la première fenêtre sur sa gauche, il s’arrête et ouvre les volets. Il le fait avec des gestes délicats et précis, qu’il répète à chaque fenêtre, sept. Et c’est seulement alors qu’il se tourne, pour évaluer la lumière du jour dont les faisceaux traversent les vitres : il en connaît chaque nuance possible et, d’après sa consistance, il peut savoir ce que sera la journée, parfois il peut même y lire de vagues promesses. Et comme tout le monde lui fera confiance — tout le monde —, l’opinion qu’il se forge est importante.
Soleil voilé, brise légère, décide-t-il. Voilà ce qui s’annonce.
Il parcourt alors le couloir en sens inverse, en s’intéressant cette fois au mur qu’il a auparavant ignoré. Il ouvre l’une après l’autre les portes des Maîtres, et signale à haute voix le début de la journée, d’une phrase qu’il répète à cinq reprises sans changer de timbre ni d’inflexion.
Bonjour. Soleil voilé, brise légère.
Enfin il disparaît.
Il n’existe plus, jusqu’au moment où il réapparaît, inchangé, dans la salle des petits-déjeuners.
C’est d’événements passés dont on préfère pour le moment taire les détails que vient l’habitude de ce réveil solennel, qui devient ensuite festif et prolongé. Il concerne la maison entière. Jamais avant l’aube, c’est une règle stricte. Ils attendent la lumière et le ballet de Modesto aux sept fenêtres. C’est seulement alors qu’ils considèrent que la condamnation au lit, la cécité du sommeil et la loterie des rêves sont derrière eux. Morts qu’ils étaient, la voix du vieillard les ramène à la vie.
Puis ils se glissent hors des chambres, sans enfiler le moindre vêtement ni même s’offrir le bien-être d’un peu d’eau dans les mains et sur les yeux. Les odeurs du sommeil dans les cheveux et entre les dents, nous nous croisons dans les couloirs, dans l’escalier, sur le seuil des chambres, et nous nous enlaçons, tels des exilés qui rentrent de quelque terre lointaine, incrédules à l’idée d’avoir échappé à ce sortilège qu’est pour nous la nuit. Séparés par l’obligation du sommeil, nous nous reformons en tant que famille et confluons dans la grande salle des petits-déjeuners, au rez-de-chaussée, telle une rivière souterraine qui aurait jailli au grand jour et annoncerait la mer. Le plus souvent, nous le faisons en riant.
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