#Roman francophone

Un paquebot dans les arbres

Valentine Goby

Au milieu des années 1950, Mathilde sort à peine de l'enfance quand la tuberculose envoie son père et, plus tard, sa mère au sanatorium d'Aincourt. Cafetiers de La Roche-Guyon, ils ont été le coeur battant de ce village des boudes de la Seine, à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Doué pour le bonheur mais totalement imprévoyant, ce couple aimant est ruiné par les soins tandis que le pleemenr des enfants fait voler la famille en éclats, l'entraînant dans la spirale de la dépossession. En ce début des Trente Glorieuses au nom parfois trompeur, la Sécurité sociale protège presque exclusivement les salariés, et la pénicilline ne fait pas de miracle pour ceux qui par insouciance, méconnaissance ou dénuement tardent à solliciter la médecine. A l'âge où les reflets changeants du fleuve, la conquête des bois et l'insatiable désir d'être aimée par son père auraient pu être ses seules obsessions, Mathilde lutte sans relâche pour réunir cette famille en détresse, et préserver la dignité de ses parents, retirés dans ce sanatorium — modèle architectural des années 1930 —, ce grand paquebot blanc niché au milieu des arbres.

Par Valentine Goby
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

Mathilde Blanc traverse le cadre des fenêtres. Elle disparaît, réapparaît, chaque fois plus lente, à la façon d’un automate en fin de course. Elle s’arrête, à cause de l’arthrose. De l’effroi. Elle regarde la ruine autour d’elle. La glaise et la poussière à la pointe de ses chaussures. Son père est mort il y a cinquante ans jour pour jour, le 1er juillet 1962. Elle a voulu ce pèlerinage dans le théâtre de la maladie, et aussi du plus grand amour ; mais du sanatorium d’Aincourt il ne reste rien.
Elle a garé sa voiture en lisière du bois. Elle a marché sous la pluie vers la façade griffée de branches, ne s’attendant à rien, je veux dire : à aucune image familière, à nulles retrouvailles.
C’est un saccage. Murs aux peintures dégradées du jaune pisse au noir. Béances noires des fenêtres et des portes. Parois défoncées criblées d’impacts. Couloirs jonchés de gravats, de cailloux, d’éclats de verre. Portes arrachées gonflées d’eau, tuyaux tordus, poutres affaissées. Mathilde Blanc parcourt la longueur du bâtiment, deux cents pas somnambules, elle les compte pour marcher droit, entre les canettes et les bouteilles aux tintements de mâts. Les courants d’air soulèvent des emballages, des sacs-poubelles. Elle voit des lunettes de toilettes dans les flaques, des cuvettes en émail brisées, des réservoirs de chasse d’eau retournés en cloche. Elle voit un pigeon raide pendu à l’attache d’un lustre. Elle voit la cage d’ascenseur barrée d’un ruban de plastique blanc et rouge. Et aussi, du sol au plafond, des tags indéchiffrables, des messages codés, signatures, lettres boursouflées détourées de noir, des fresques fluos, des mots obscènes et des sexes dressés grattés dans le béton. C’est trop d’images d’un coup, de couleurs. Trop de signes et trop peu de sens, le cœur s’affole, cogne dans la poitrine : elle ne reconnaît rien.
Elle déambule, chancelante, cherchant dans l’architecture défaite, squelette de la structure, armatures échappées du béton, poutres à nu, un possible reflet du chantier initial, une image antérieure à son propre souvenir, quelque part en 1931, année de la construction du sanatorium. Le plan de coupe est intact, les gradins nets, les porte-à-faux défiant la course du soleil. Mais cette mousse verte sur les tas de gravats, cette rouille à trouer le fer, ces lierres grimpés dans les placards, ces bouts de mastic sec à l’angle des fenêtres, ces arbres poussés sur le toit disent moins l’inachèvement que l’abandon.
À un moment elle aperçoit l’escalier enroulé dans la tour. Elle avance, se place sous la spirale sans fin des rampes. Alors surgit de l’enfance la résille de verre qui habillait la tour, son éclat blanc à te fermer les yeux. C’est le premier mirage. Ils naissent un à un de fragments épars qui ouvrent le champ de la mémoire : un carrelage en damier – son père, sa mère, l’Amicale des malades vendent sur une table des bibelots faits main pour nourrir leurs gosses ; une rambarde en métal – des fantômes se couchent sur les chaises longues de la galerie de cure, fument des cigarettes ou somnolent enroulés dans des couvertures ; trois fauteuils de théâtre en velours défoncés – on joue Le Malade imaginaire et le père exsangue rigole à s’étouffer ; le battant d’une armoire, son relief arrondi étrangement préservé, et alors, de proche en proche, contre le battant, la chemise, le col, la nuque, le torse déformé du père, une épaule plus basse que l’autre à cause du trou dans son thorax. C’est le printemps 1962. Il sourit, parce qu’un rouge-gorge est entré dans la chambre et qu’on lui demande de poser pour la photo. Il fait l’effort, voyez ses dents découvertes, ses yeux plissés, il se donne un mal de chien. Mathilde a apporté des crêpes et un paquet de sucre. Elle sourit aussi, pour lui faire plaisir. Elle voit ses mains pelées. Le nuancier de bleus aux poignets de sa chemise, tour à tour rétrécie, élargie par la mère, acheter des habits neufs on ne peut pas, et aux épaules le tissu lâche à force d’ajuster le patron aux variations de poids. Mathilde fixe la couture fragile, l’étoffe sans résistance ; c’est le dernier printemps, elle en est sûre et ça lui tord le ventre. Elle serre son plat de crêpes comme aujourd’hui elle serre son sac à main, et crispe les orteils dans ses chaussures tandis que reviennent les mots du père : pleure ma fille, tu pisseras moins.
Mathilde Blanc ne peut pas l’imaginer, le sanatorium est Monument historique. Depuis quatorze années une fiche conserve en phrases courtes l’ouvrage de Crevel et Decaux, pièce clé de l’arsenal antituberculeux des années 1930, levé de terre par sept cents ouvriers dont trois cents cimentiers venus de Vénétie et une poignée d’experts en béton armé. On s’est émerveillé de ce pur produit d’architecture fonctionnaliste, dont la beauté a été de servir un but. Les cinq cents lits pour hommes, femmes et enfants des trois pavillons ont formé l’un des plus grands sanatoriums de France. Et maintenant, crevés les angles arrondis offrant zéro prise au bacille, arraché le sol de granito formant bloc avec les plinthes, souillés les murs peints au Matroil entièrement lavable, ravagés les commutateurs encastrés parant à l’accumulation de poussière, et les sanitaires isolés pour empêcher toute contamination. Mathilde Blanc l’apprendra bientôt, les archives aussi ont été détruites lors de récents exercices anti-incendies. Il reste les mots de la fiche, et la mémoire des vieux. Et peut-être, chez un bouquiniste, l’un des somptueux clichés en noir et blanc édités par Thévenin : trois paquebots de béton couleur neige, jaillis d’un océan de verdure de soixante-treize hectares.
Mathilde Blanc l’ignore, dans ce décor sans mémoire on tourne des clips et scènes de films noirs ; et il se joue des matchs de paintball et de fausses parties de guerre connues sous le nom d’Airsoft, avec commandos portant vrais treillis, rangers, lunettes de tir, gilets pare-balles, visages cagoulés et répliques d’armes à feu, copieusement diffusées via YouTube sur fond de heavy metal.
Mathilde Blanc quitte le pavillon et marche vers les bâtiments neufs de l’hôpital voisin. Elle s’assoit sur un banc, rabat sa capuche.Étend ses jambes et masse ses genoux. Elle écoute la pluie marteler sa capuche. Entend battre son cœur. Du banc, elle aperçoit une plaque en bronze, en mémoire des Internés du camp d’Aincourt. Un camp sous Vichy ? Ici même ? Elle s’approche. Elle cherche ses demi-lunes au fond du sac. Elle lit un à un les noms des sept otages fusillés au mont Valérien par les Allemands, puis “Souvenons-nous”. Elle pense, fixant le massif de primevères jaune d’or : une mémoire chasse l’autre.
C’est une tragédie silencieuse, celle de la famille Blanc au début des années 1960. Un récit en marge, celle de la maladie et de la misère au temps miraculeux de la prospérité, de la Sécurité sociale et des antibiotiques qui semblent clore l’histoire de la tuberculose. “Les jours des pleurs sont passés”, décrétait de Gaulle à la signature de l’armistice en mai 1945, tirant un trait sur les milliers de déportés qu’attendaient encore des milliers de familles. Ils sont revenus bien après, ceux qui sont rentrés, sur la pointe des pieds, comme en retard ; anachroniques. Ainsi est le drame dont je parle : anachronique et oublié. On les a attendus longtemps, les poitrinaires enfermés ici, bien après la victoire déclarée contre le bacille ; certains ne sont jamais revenus.
La lumière décline. Mathilde Blanc zippe la fermeture éclair de son K-Way, se lève en grimaçant. Et tandis qu’elle s’éloigne, rejoint à petits pas le pavillon puis traverse à nouveau le cadre des fenêtres, disparaît, réapparaît, chaque fois plus lente, à la façon d’un automate en fin de course, réticente aux adieux, je voudrais dire son histoire déchirante, singulière, aux confins de la maladie et du plus grand amour.

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17/08/2016 268 pages 19,80 €
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