#Roman francophone

La succession

Jean-Paul Dubois

Paul Katrakilis est le petit-fils d'un des médecins de Staline, Spyridon, qui a fui l'Union soviétique après la mort de Staline, emportant avec lui un fragment du cerveau du Petit père des peuples, et s'est installé à Toulouse. Son père, Adrian, est lui aussi médecin. Comme son père et son grand-père, Paul fait à son tour des études de médecine, alors qu'il n'a pas la vocation. Les Katrakilis ? Des excentriques. Des fous, peut-être. Tous, y compris la mère et l'oncle de Paul, finiront par se suicider dans des conditions mystérieuses. Paul, lui, mène l'existence d'un homme totalement inadapté au monde, de plus en plus étranger à cette famille qui semble passionnément vouée à sa propre extinction. Cependant, les quelques années qu'il passe en Floride, à Miami, constituent un moment de bonheur unique dans sa vie. Il y rencontre un grand amour, et découvre l'existence du jai alai, ce sport dont la beauté le transporte. Mais ces années heureuses passent vite. Après la mort de son père, il tombe sur d'étranges carnets et comprend enfin ce qu'on lui a toujours caché. Paul va-t-il prendre sa place dans cette lignée d'hommes incapables de vivre ? Ou bien suivra-t-il son propre destin ? Après cinq ans de silence, Jean-Paul Dubois revient au roman avec ce livre où l'on retrouve, intacts, son humour, sa mélancolie, son élégance.

Par Jean-Paul Dubois
Chez Editions de l'Olivier

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Genre

Littérature française

À Tsubaki, Arthur et Louis
À Cécile et Hélène LeTendre

 

 

C’est un plaisir de me tenir devant vous.
C’est surtout un plaisir de me tenir debout.
GEORGE BEST


Tous les jours, le bonheur


Ce furent des années merveilleuses. Quatre années prodigieuses durant lesquelles je fus soumis à un apprentissage fulgurant et une pratique intense du bonheur. Il m’avait fallu attendre vingt-huit ans pour éprouver chaque jour cette joie d’être en vie au petit matin, de courir pour polir mon souffle, de respirer librement, de nager sans peur, et de ne rien espérer d’autre d’une journée sinon qu’elle m’accompagne comme l’on promène une ombre et que le soir venu elle me laisse en l’état, simplement satisfait, abruti de quiétude et de paix loin de ce territoire désarticulé que j’avais abandonné, et surtout loin de ceux qui m’avaient mis au monde par des voies naturelles, m’avaient élevé, éduqué, détraqué et sans aucun doute transmis le pire de leurs gènes, la lie de leurs chromosomes.
Sur ce dernier point je sais parfaitement ce dont je parle.
De la mi-novembre 1983 au 20 décembre 1987, je fus donc un homme profondément heureux, comblé en toutes choses et vivant modestement des revenus que me procurait la pratique du seul métier que j’aie jamais rêvé d’exercer depuis mon enfance : pelotari.
En Floride, et surtout au Jaï-alaï de Miami, j’ai fait partie de ce petit cercle de professionnels de la pelote basque rétribués à l’année pour danser sur les murs, jouer du grand gant, fendre l’air avec une cesta punta et propulser des balles de buis cousues de peau de chèvre à 300 km/h sur le plus grand fronton du monde – un Vatican peuplé de cent papes aux mains d’osier – frôlé par les avions de l’aéroport de Miami International, et fréquenté alors par ce qui se faisait de mieux dans une ville qui, il faut bien le reconnaître, n’avait jamais été trop regardante sur la fabrique de son aristocratie.
Pour pratiquer dans cette arène aux trois murs peints du vert profond des océans basques, pour jouer à ce rythme, à un tel niveau, faire simplement partie de la liturgie, j’aurais autrefois engagé des fortunes. Et voilà qu’au contraire j’étais rémunéré par contrat, à l’année, pour mitrailler ces murs et faire hurler de joie dix ou quinze mille types qui avaient parié sur moi le temps d’une quiniela avant de choisir de miser l’instant d’après sur un autre arrière. Pour cette foule de parieurs je n’étais rien d’autre qu’un support de pari mutuel, un chien de cynodrome, un bourrin d’hippodrome. Mais cette condition me convenait. Je ne jouais jamais pour eux, mais pour moi. Comme quand j’étais enfant, autiste, coupé du monde, lové dans mon gant, agrippé à ma pelote, martelant sans fin les frontons libres d’Hendaye, de Saint-Jean-de-Luz ou d’Itxassou.
Et puis, sachant d’où je venais, même un statut de modeste trotteur crottant du dollar çà et là, faisait mon affaire. J’avais passé mon enfance à travailler, étudier, apprendre des choses inutiles et insensées sous le regard étrange d’une famille restreinte de quatre personnes totalement déroutantes, déboussolées et parfois même terrifiantes.
Mon grand-père, Spyridon Katrakilis, prétendait entre autres faits d’armes avoir été l’un des médecins de Staline et posséder une fine lamelle de son cerveau dérobée lors de l’autopsie qu’il avait lui-même pratiquée plusieurs jours après l’hémorragie cérébrale de Vissarionovitch Djougachvili. Il se suicidera en 1974 dans de singulières conditions.
Mon père, Adrian Katrakilis, également praticien, faisait valoir des singularités moins exotiques mais n’en était pas moins un homme assez inquiétant. Il disait souvent des choses incompréhensibles, criait « strofinaccio » à tue-tête et sans raison – mot qui veut dire « bout de chiffon » en italien – et avait pour habitude de recevoir ses patients en short dès les premiers beaux jours. Cette excentricité ne datait pas d’hier puisque pendant ses études, lorsqu’il assurait des gardes de nuit à l’hôpital, il était réputé pour avoir examiné ses patients en slip.
Anna Gallieni, ma mère, ne remarquait pas vraiment les singularités de son mari, et ne s’en inquiétait pas le moins du monde. Elle avait suffisamment à faire auprès de son frère cadet, Jules, avec qui elle partageait un petit magasin familial dédié à la réparation de montres en tout genre. Avec ce frère, elle vivait avec nous dans la maison commune. Avec ce frère, sur le canapé, elle regardait aussi tous les soirs la télévision jusqu’à ce que Jules s’endorme et pose sa grosse tête dans le creux de l’épaule de sa sœur. Jules était toujours collé à Anna et Anna toujours auprès de Jules.
Ce dernier mit fin à ses jours au printemps 1981. Ma mère l’imita au début de l’été dans une mise en scène qui laissa mon père perplexe sans que cela semble pour autant l’affecter.
Enfant, je grandis donc devant Spyridon qui marinait devant sa tranche de cervelet, un père court vêtu vivant comme un célibataire, et une mère quasiment mariée à son propre frère qui aimait dormir contre sa sœur et devant les litanies de la télévision. Je ne savais pas ce que je faisais parmi ces gens-là et visiblement, eux non plus.
Certes, les suicides de tous les miens mettront un peu d’ordre dans la confusion de ces liens, ces apparentements désordonnés, cette inaptitude à s’aimer et à donner à un enfant ne fût-ce que l’image d’un peu de confiance et de bonheur. Le plus étrange, c’est que la mort traversa à plusieurs reprises notre maison et les survivants s’en aperçurent à peine, la regardant passer comme une vague femme de ménage.

Je m’appelle Paul Katrakilis et je suis docteur en médecine. Je n’ai jamais exercé. Je loue un appartement sur Hialeah Drive, je possède une vieille voiture aux planchers de dentelle, et un vieux bateau guère plus étanche, équipé, lui, d’un diesel Volvo auquel je confie régulièrement mon destin. Il est amarré dans une marina du sud de la ville sans eau ni électricité.
Je n’aime qu’une chose, la pelote basque, même si je suis né à Toulouse. On y construit tous les avions du monde et pourtant la plupart des pelotaris croient ou considèrent que cette ville est une sorte de lointaine banlieue de Bayonne ou de Guernica. Et quand un Philippin ou un Argentin me demande si, chez moi, il y a un grand Jaï-alaï, je ne peux que répondre : « Non, juste un fronton libre. »
L’hiver, à Miami, c’est la haute saison. Les Américains des grands lacs et des régions des plaines, les Canadiens grignotés par le froid, croient depuis toujours en l’été éternel de la Floride. Alors, ceints de leurs missels et de leur foi météorologique, ils remplissent les hôtels, les bars, les restaurants cubains, juifs, argentins, les casinos indiens séminoles, et les boîtes de nude girls qui fêtent Noël tous les soirs depuis que le monde est monde.

Le 19 décembre 1987, nous avions joué en matinée et rempli le Jaï-alaï le soir en multipliant les quinielas jusqu’à une heure du matin. Parfois la foule rugissait comme un moteur d’avion, à d’autres moments elle émettait un bruit de fond sourd et profond évoquant le ronronnement productif d’une usine au labeur. Et cette usine-là produisait de l’argent et toutes sortes de choses que peut contenir le monde mais qui ne se disent ni se montrent. Cette usine fabriquait aussi des histoires et des légendes, des rumeurs et des crimes. En quelques années, sans doute un peu trop tracassés par la mafia, trois directeurs de Jaï-alaï floridiens avaient perdu la vie dans des circonstances fort diverses. Le premier fut abattu d’une balle dans la tête sur son parcours de golf ; le second, soigneusement découpé pour pouvoir être rangé dans la malle de sa conduite intérieure ; quant au troisième que l’on ne retrouva jamais, il est probable qu’il ait contribué à la solidité des fondations de l’un des immeubles qui poussaient quotidiennement sur les sables fertiles des rives de l’océan.
En quittant le fronton, dehors, la nuit sentait vraiment la nuit. Une nuit du Sud, urbaine et cuisinée, stimulante et négligée, parfumée au pollo asado des food trucks et au kérosène transpirant des 747 tout proches, une odeur diffuse, particulière à cet endroit, bien loin des mangroves et qui se répandait à la façon d’un prégnant et invisible brouillard à mesure que tombait le soir.
J’avais remporté quelques points en défense et empoché 60 dollars de prime. Des sommes qui n’avaient rien de bien extraordinaire mais qui à la fin du mois me permettaient parfois de doubler les 1 800 dollars de ma paye. Les plus grosses vedettes pouvaient gagner 8 à 10 000 dollars par mois. C’est elles qui faisaient se lever les foules et chanter les paris. Nous, nous étions les petites mains, les petits gants de l’entreprise, la classe ouvrière d’un drôle de monde qui partait chaque jour au labeur avec son casque de mineur coloré et son étrange outil de travail dont l’âme était gainée de châtaigner coupé à lune descendante et le corps, d’une armure blonde tressée d’osier.
En trois ans j’avais acheté trois voitures et en avais revendu deux. Une vieille Mercury Brougham qui sentait perpétuellement le vieux poisson et que l’on ne voyait plus circuler que dans de vieux feuilletons tournés au Mexique. Une Wagoneer de 1964 avec un plaquage de faux noyer en plastique appliqué sur le bas des portes et la malle arrière. Avec le maigre produit de ces ventes j’avais acquis une Karmann Ghia de 1961 dont les planchers étaient dévorés par la rouille qui s’attaquait aussi aux ailes et aux contours de phare.
Cette nuit-là, c’est avec Joey Epifanio, mon dernier partenaire de quiniela, que je partis dîner. J’adorais ce joueur d’origine cubaine. Il avait un surnom qui lui allait à ravir : « Nervioso ». Et c’est vrai qu’il était difficile d’imaginer un être humain plus agité que lui. Je crois pouvoir affirmer ne l’avoir jamais vu en position statique. Même dans les vestiaires il trouvait le moyen d’aller et venir, de s’agiter, de tripoter sans cesse des choses avec ses mains, ses pieds, de se suspendre à une porte, de jouer au football avec des gobelets vides et cela jusqu’à ce que le gobelet s’épuise. Nervioso avait une énergie exceptionnelle. Il était une sorte de gros hamster compulsif alimenté par une pile à combustible qu’il n’hésitait pas à recharger de quelques rails de cocaïne chaque fois que la situation l’exigeait. Epifanio était un bon pelotari, un bon attaquant au jeu franc, qui dormait très peu, vivait énormément, et selon ses propres dires passait tout son temps libre à quimbar y singar, ce qui dans les deux cas, en cubain, signifie « pratiquer l’acte sexuel ».
Dans la voiture, alors que nous roulions vers une cantina ouverte toute la nuit, Epifanio regardait la route défiler sous ses pieds à travers les trous que la corrosion avait ménagés dans les planchers. Il était subjugué par cette sorte de tapis roulant vertigineux qui chuintait et glissait devant lui. On sentait qu’il aurait aimé que tout, dans la vie, aille aussi vite, à son rythme, pour qu’il se sente enfin en phase avec le monde.
À table, en dévorant des foies de poulet grillés et des haricots noirs, il m’expliquait, agitant ses mollets contre les pieds de la chaise, qu’il n’aimait pas trop la haute saison, c’est-à-dire l’hiver. Il disait que cette ville était faite pour l’été, quand il pleuvait à boire debout, quand les orages fracassaient la mer et limaient les immeubles, quand les ouragans faisaient valser les feux rouges, arrachaient les toitures, cisaillaient les panneaux de signalisation et rendaient tout le monde fou. Il aimait le bruit des sirènes de police qui essayaient de faire face, le hurlement des ambulances étouffé par la puissance des bourrasques, cette furie qu’il fallait endurer coûte que coûte. Dans ces moments-là, Epifanio me racontait qu’il sortait dans le chaos. Il sortait et marchait face à la tempête, avec la folie de son tourbillon intérieur, son cyclone à lui, ajouté à ce qu’il avait pris dans le cornet pour l’occasion, et il sortait et avançait, encore et encore, quoi qu’il lui en coûte, quel que soit le prix de chaque pas, et cela jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il s’effondre ou que la tempête se fatigue avant lui. Jusqu’à présent c’est elle qui avait toujours cédé en premier.
Voilà pourquoi j’avais été heureux ici pendant quatre ans. Chaque journée m’avait ménagé des petits instants comme celui-là, des repas pris en compagnie de Basques, d’Argentins, de Cubains, de joueurs arrivés de Manille ou du Pérou et même de New York, habités d’une foi aveugle, d’un désir immarcescible, venus chercher ici l’origine d’un tout petit monde qui tenait dans le creux d’une main, un monde si petit que c’était à peine s’il respirait, mais pour lequel on était prêt à affronter tous les monstres de la Création, quand bien même ils ressembleraient à ces incroyables éclairs qu’Epifanio parvenait à éteindre et glisser dans sa poche.
J’ai ramené Joey chez lui. Comme à l’aller il a regardé défiler la route au travers du plancher. Puis, arrivé devant son immeuble, il a vu que la lumière était allumée dans son appartement. Il s’est frictionné les mains comme s’il allait affronter le blizzard, puis avec un gourmand sourire d’ancien habanero il m’a dit : « quimbar y singar. »

Sur Hialeah Drive, cette avenue sans grâce, il ne se passe rien de particulier sinon le va-et-vient des gens qui vont et viennent en bas de chez moi. C’est l’hiver, il fait très doux, et je ne veux rien d’autre que d’être ici. Le défunt Spyridon Katrakilis et les feus quasi-jumeaux Gallieni errent dans leurs univers complexes aux logiques concaves et illisibles. Quant au survivant, ce père aux jambes nues, il est toujours sur terre, mais mon esprit l’a mis depuis longtemps en orbite.
Le matin du 20 décembre 1987 je me rendis à mon bateau. Il s’appelait Señor Cansado. En espagnol cela voulait dire quelque chose comme « Monsieur Paresseux ». Une coque à clin, une cabine minimaliste pour s’abriter pendant les grains et une ligne d’arbre qui vous promenait à six nœuds. Un bateau venu d’un autre monde, quelque chose qui flottait encore mais qui n’avait plus sa place dans les marinas de Coconut Grove où les Evinrude surpuissants côtoyaient les derniers modèles de chez Mariner ou de chez Mercury. Il était amarré au sud de la ville sur un ponton bricolé au bout d’un parking public. Son ancien propriétaire me l’avait échangé contre la vieille Jeep Wagoneer. C’était un employé du Jaï-alaï qui allait prendre sa retraite. Il avait une cabane du côté des Everglades. Un bungalow en bois qui s’envasait lentement dans les marais. En me donnant les clés de Señor Cansado, il dit : « Ce bateau ne te lâchera jamais. Il est comme ma femme. Ce que je veux dire par là c’est que tu l’auras toujours sur le dos. »
Le ciel était gris avec, çà et là, des taches sombres qui faisaient penser à des hématomes. Le vent venait de l’ouest, une brise légère qui, à cette époque, ne voulait pas dire grand-chose. Débarrassé de ses amarres, Señor Cansado s’éloigna lentement de la terre vers Fisher Island, puis au bout d’une demi-heure obliqua sur sa gauche pour rejoindre Biscayne Bay, cette petite mer intérieure qui sépare Miami de Miami Beach. L’air avait un goût. Il laissait une sorte d’empreinte sur la langue et dans le nez. Cela n’avait rien à voir avec ce que l’on pouvait ressentir au large, en pleine mer. Ici, il y avait des marqueurs humains qui altéraient la puissance de l’iode et du sel, des résidus de l’activité grouillant de part et d’autre de la baie, même un dimanche, même un 20 décembre, même en plein hiver. L’eau était lisse comme le tissu d’un billard. Pas le moindre clapot.
Dès que je mettais le pied sur mon bateau, j’étais vraiment heureux. En cela j’avais bien du mérite car, malgré ma position de capitaine, je souffrais d’un mal de mer chronique. Et aucune médecine n’avait pu endiguer mes nausées. Quand la mer forcissait, je sentais qu’en moi les choses partaient dans tous les sens et que j’allais devoir rejeter par-dessus bord le peu que j’avais eu la faiblesse d’emporter. Je vomissais avec l’application et la constance d’un Anglais en vacances. Sur mon propre bateau. Mais j’aimais plus que tout naviguer. J’avais toujours sur moi un sachet de Fisherman’s Friend, des pastilles d’une menthe si forte qu’elles pouvaient soulever une ancre. À l’arrière du paquet étaient imprimés ces quelques mots : « Never be without a friend, pensait le pharmacien James Lofthouse lorsqu’en 1865, il créa les pastilles Fisherman’s Friend pour les marins qui, par tous les temps, se rendaient en haute mer. » Des allusions lourdes de sens et de promesses pour le médecin que j’étais. J’imaginais des pêcheurs hâves et livides, penchés sur le bastingage et soudain revigorés, l’estomac bien arrimé par les menthes de James Lofthouse. Quel que fût l’état de la mer, dès que je quittais le ponton j’avais en bouche ce remède au sorbitol, à l’aspartame, au stéarate de magnésium et à l’huile de menthe dont j’espérais des miracles.
Alors que je laissais sur la droite North Bay Village, au milieu de la baie j’aperçus quelque chose qui nageait en surface à une centaine de mètres du bateau. La logique eût voulu que ce fût un poisson de bonne taille mais, même de loin, il était clair qu’il s’agissait d’une autre sorte d’animal qui, à l’évidence, n’aimait pas l’eau.
Je me dirigeai vers lui et coupai le moteur lorsque je fus tout proche. C’était un chien. Un petit chien d’une quinzaine de kilos, battant l’eau de ses pattes avant pour rester à flot, les yeux grands ouverts, rivés au monde, accrochés à la vie comme deux hameçons. Je manœuvrai au ralenti jusqu’à ce qu’il se retrouve contre le flanc du bateau, je me penchai par-dessus bord, l’agrippai par les pattes et le hissai à bord. C’est à peine s’il eut la force de s’ébrouer. Je l’enveloppai dans une grande serviette de bain et le couchai près de moi sur la banquette du poste de pilotage. Quelque chose alors se passa dans son regard, la fatigue balayant la frayeur il souleva faiblement la tête, m’examina assez longuement puis comme si nous vivions ensemble depuis toujours, posa sa joue contre ma cuisse et s’endormit dans l’instant.
Au vu de l’endroit de la baie où nous nous trouvions et de la distance qui nous séparait des rives les plus proches, il était évident que cet animal, au mieux un bâtard des rues, en tout cas pas un chien d’eau, n’était pas venu là à la nage. On l’avait jeté par-dessus bord. Autour de moi trois bateaux naviguaient en ce moment sur la baie. Tous filaient vers le nord. Avec les six nœuds que je pouvais espérer tirer de mon vieux moteur Volvo, il ne me restait qu’à faire demi-tour, retourner au ponton et voir comment je pouvais soigner ce chien.
Une fois le bateau amarré et le moteur coupé, l’animal se réveilla et s’étira comme s’il venait de passer une bonne journée à la plage. Son poil était encore collé, il ne ressemblait pas à grand-chose et n’avait ni collier, ni tatouage. Il sauta du bateau, s’assit sur le ponton, et me regarda l’air de dire : « Bon, on fait quoi maintenant ? »
J’ouvris la porte de la Karmann et il bondit sur le siège passager. C’est ainsi que la vie fabrique une rencontre entre un type et un chien, en croisant leurs improbables trajectoires, un dimanche d’hiver, au milieu d’une baie, alors que la logique aurait voulu que l’homme continue à naviguer vers le nord en regardant droit devant lui et que le chien, lui, se noie, un peu plus loin, à bout de forces.
En roulant vers chez moi je caressais son museau. Il n’éprouvait aucune méfiance. Il savait qu’un type qui l’avait sauvé des eaux ne pouvait pas être vraiment mauvais. Personne ne le recherchait ni ne viendrait jamais le réclamer. Il pouvait rester avec moi s’il le souhaitait. Son nom serait Watson.
Je n’avais pas ouvert ma boîte aux lettres depuis deux ou trois jours. Il n’y avait pas beaucoup de courrier. Trois lettres dont une postée de France. Sur l’enveloppe je reconnus aussitôt la graphie de mon père. À l’intérieur, deux photos. Sur la première, son cabriolet Triumph Vitesse MK2 de 1969 vu de côté. Sur la seconde, un cliché très net en plan rapproché de son compteur kilométrique, qui indiquait en fait des miles, et où l’on lisait « 77777 ».
Rien d’autre. Pas le moindre mot.
Le dernier message de mon père remontait au tout début de mon installation ici, à Miami, en 1983. Point de Triumph cette fois-là, ni de facétie d’odomètre, mais seulement ces quelques mots : « Un jour tu finiras par prendre ma succession. »
Je préparai un repas de bienvenue pour Watson avant de m’installer sur le canapé pour examiner en détail les deux photos envoyées par Adrian Katrakilis, comme si je pouvais y découvrir un signe, un indice susceptible de m’aider à décrypter les méandres du cerveau de mon père. Après quatre années de silence, d’ignorance et d’indifférence, il m’envoyait des images de sa vieille voiture.
Conduite à droite. Bleu nuit. Volant à trois fines branches métalliques. Compteurs Smith. Quatre vitesses synchronisées. Overdrive. 2 litres. 6 cylindres. Carburateurs à huile SU.
Je me souvenais de l’époque de son acquisition et de ses circonstances, que j’avais toujours trouvées infiniment tristes.
Je me souvenais de la dernière fois où j’avais vu ma mère assise à l’intérieur.
Je me souvenais du bruit si particulier de son pot d’échappement.
Je me souvenais de la forme pointue et effilée de ses ailes arrière et de la disposition froncée de ses quatre phares avant qui donnaient à la voiture cette expression têtue, butée et perpétuellement contrariée.
77777 miles. 125 169 kilomètres. Et alors ?
Comme un chien des neiges, Watson fit trois ou quatre tours sur lui-même avant de s’affaler près de moi sur le canapé, le poil toujours humide, l’odeur de la baie remontant de sa mémoire et flottant maintenant autour de nous, à la fois invisible et palpable, comme pour nous rappeler ce qui nous unissait et surtout d’où nous venions, lui et moi.
Il était 15 h 30. Aujourd’hui je ne jouais pas. Près de moi j’avais un chien et deux photos. Je pensai que les planchers troués de la Karmann étaient maintenant trop dangereux pour Watson. Je devais faire souder des plaques de métal pour les boucher. Cela se faisait facilement ici, c’était même un procédé très courant chez les carrossiers cubains.
Il était 15 h 30. Je ne le savais pas encore, mais il me restait très peu de temps pour profiter de cette vie que j’avais bricolée avec les outils de mon enfance et de ma jeunesse.
Quelques heures tout au plus.
De ma place, je voyais clignoter le voyant du répondeur posé sur une tablette dans l’entrée. Il clignotait depuis mon arrivée. Il clignotait comme il l’avait fait des centaines de fois depuis que j’habitais ici. Et toujours pour m’annoncer des nouvelles sans relief véritable, des types qui me demandaient de passer les prendre en allant au Jaï-alaï, ou qui m’invitaient à boire une bière après le travail, Nervioso qui voulait me raconter sa dernière soirée à quimbar y singar ou encore Friendly Auto Repair sur NW 2nd Avenue qui m’annonçait que la voiture était prête. Le flux téléphonique courant d’une petite vie quotidienne.
Il y a un peu plus de deux ans une femme m’appelait aussi de temps en temps. Elle s’appelait Soraya Luengo et travaillait au Miami City Hall où elle était employée au service des achats. De la simple rame de papier au renouvellement du parc des camions de pompiers, toutes les commandes de la ville étaient avalisées dans ces bureaux. Soraya était un agent parmi d’autres, chargée de recevoir les représentants des compagnies venues proposer leurs offres. Selon les règles en vigueur à la mairie, les conversations pouvaient se dérouler en anglais ou en espagnol puisque, compte tenu de la population de Miami, le bilinguisme était une obligation légale dans l’administration. Avec un certain orgueil, Soraya prétendait que Miami était la vraie capitale de l’Amérique latine. Et pour prouver ses dires, elle servait à chacun sa blague favorite : « Reagan rencontre Castro. Le président cubain demande à son homologue américain : “Quand allez-vous nous rendre Guantanamo ?” Et Reagan de répondre : “Quand vous nous aurez rendu Miami.”» Dans le quartier de Little Habana sa petite histoire aurait pu avoir un certain succès, mais malheureusement pour elle, la plupart de ses interlocuteurs la connaissaient déjà.
Je ne saurais qualifier véritablement la nature de notre relation. Pour ma part, les choses étaient simples : j’aimais être avec elle. J’aimais manger, me baigner, faire du bateau, discuter, baiser avec elle et même, de temps en temps, fumer ses cigarettes hechos a mano. La concernant, je dirais que le sentiment principal qui dominait chez elle lorsqu’elle me considérait était la perplexité. Elle ne comprenait pas qu’un homme de mon âge, diplômé de médecine, ait quitté son pays, sa ville, sa famille pour s’installer à Miami et jouer à la cesta punta, ce jeu puéril fait, disait-elle, « pour des bergers ». « Qu’un Basque fasse de ça un métier, c’est déjà bizarre. Mais toi tu n’es pas basque. Et en plus tu es docteur. Qu’est-ce qui cloche chez toi ? » What’s wrong with you ? était son expression anglaise favorite. Et sur sa langue les r de « wrong » roulaient en s’accrochant partout. Je me contentais alors de lui sourire et, wrong ou pas wrong, le soir même, ou le lendemain, j’enfilais mon gant d’osier pour lancer, recevoir et relancer autant de fois que mon bras en aurait la force, en sautant sur « le mur à gauche » s’il le fallait, et ramener au bercail la pelote égarée comme le font tous les bergers.
Lorsque j’emmenais Soraya Luengo faire une sortie en mer, je sentais qu’il y avait entre nous quelque chose d’irréconciliable, une sorte de fracture ontologique. D’abord, comme toute îlienne – ses gènes étaient cubains – elle considérait l’océan comme une masse fluide de désagréments – elle disait dolor en el culo (« emmerdement ») et très accessoirement comme une zone de bref rafraîchissement. Elle était terrifiée à l’idée de voir passer un requin dans les parages ou de partager son bain avec une raie manta. Aussi, quand elle me voyait prendre le large avec mon esquif, mon diesel approximatif et mes Fisherman’s Friend pour tout viatique, lorsqu’elle me voyait tantôt actionner la pompe de cale pour nous garder au sec, tantôt rejeter par-dessus bord le toast à la confiture de cerise de mon petit-déjeuner, elle élevait la voix pour couvrir le bruit du moteur et m’assener son suave mantra : « What’s wrong with you ? »
Ce qui n’allait pas chez moi durant ces années-là ? Je n’en avais sincèrement pas la moindre idée. Je prenais chaque jour comme un bonheur simplifié, une redevance de la chance. Je me faisais l’effet d’un joueur bienheureux qui gagnait un petit gros lot tous les matins, dès le réveil. En fait, j’ai encore une certaine gêne à l’énoncer de cette façon, mais rien, absolument rien n’allait de travers chez moi.

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18/08/2016 240 pages 19,00 €
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